L'Entreprise des Indes
la tête
depuis des semaines et des semaines, il est aveuglé par les embruns ou la
brume, trompé par les marées, visité par des hallucinations, menacé par les
sauvages. C’est miracle qu’il puisse nous rapporter des données quelque peu
solides.
Oui, gloire au génie de l’observation du navigateur !
Rien ne procure plus de paix que la lecture d’une carte. À
suivre son tracé, le monde paraît si simple, si ferme, si certain… Qui pourrait
imaginer l’envers de cette carte, ses coulisses, ses entrailles, les efforts qu’il
a fallu déployer pour aboutir à ce simple trait, les interrogations, les
enquêtes, les déductions, les recoupements… ?
Tout aussi méticuleuses, peut-être davantage, étaient les
autres cartes. Celles qui seraient livrées à nos ennemis, à nos concurrents
dans la maîtrise du monde, je veux d’abord parler de nos voisins espagnols.
C’est à Lisbonne que j’ai appris comme le Mensonge est fils
de la Vérité. Comment construire le moindre mensonge sans le secours de la
Vérité, sans s’appuyer solidement sur elle ?
Le mensonge réclame la plus vigilante maîtrise. Si on lui
laisse les rênes trop longues, si on lui permet d’aller où bon lui semble,
quelle garantie aura-t-on que, le hasard aidant, il ne rejoigne pas la Vérité ?
Le mensonge véritable – je veux dire le seul mensonge
utile – est le contraire de la fantaisie. La plus infime négligence le
détruit.
Il fallait nous voir et nous entendre mentir. L’effervescence,
la gaieté enfantines qui animaient alors l’atelier vous auraient fait frémir,
cher Las Casas. Quelle mauvaise âme avions-nous donc pour oser modifier la
Création, pour tant nous réjouir d’inventer des faussetés ?
Sur le plus long de nos tréteaux, la carte vraie était
étalée, j’allais dire allongée, comme un cadavre à la morgue. Nous ne la
quittions pas des yeux, et l’un après l’autre nous suggérions des
modifications. D’abord timides. Mais l’audace nous venait vite, nous déplacions
les bancs de sable, nous bougions les récifs, nous rabotions les caps. Seul
assis à un bout, celui que nous appelions « le Menteur », impassible,
prenait des notes sur un petit carnet. Maître Andrea ravivait notre ardeur.
— Qu’avez-vous aujourd’hui ? La réalité vous fait
peur ? Allez, allez, n’oubliez pas qu’il faut tromper l’ennemi ! Un
bon naufrage évite une bataille navale !
Je me souviens.
Le plus jeune, c’est-à-dire moi, avait pour tâche de surveiller
le sablier. Quand l’ultime grain tombait du goulet de verre, je levais les
mains. La fête était finie. Chacun s’en retournait à son labeur de vérité,
fabriquer nos « vraies » cartes.
Le Menteur disparaissait pour des jours et des jours.
Il avait demandé, et obtenu, d’œuvrer dans un cabinet
séparé. « Le faux vient du vrai, mais le fils doit un jour se dégager de
sa mère pour vivre pleinement sa vie » – c’est ainsi qu’il parlait,
grommelait plutôt, et par demi-énigmes.
Il paraît qu’un temps, avant mon arrivée, on l’avait appelé « le
Faussaire ». Et puis quelqu’un avait fait remarquer que le faussaire est
le plus scrupuleux des copistes : il cherche à se rapprocher au plus près
de la pièce originale. Nous, par exemple, producteurs de vraies cartes, étions
d’authentiques faussaires.
C’est ainsi qu’un nouveau titre lui avait été trouvé : « le
Menteur ». Quel autre qualificatif aurait pu mieux lui convenir ?
Timidement, je lui avais demandé si cette appellation le
blessait. Il avait haussé les épaules.
— Regardez-vous, tous autant que vous êtes : des
esclaves, des moutons ! Vous suivez les lignes. Moi, j’invente. Le
mensonge est une chevalerie.
Il faut une complexion de l’esprit très particulière pour
faire un bon menteur : l’imagination et la discipline ne vont pas souvent
de pair. En conséquence, rares sont les menteurs cartographes. Les ateliers se
les arrachent et ils peuvent prétendre à des rémunérations que n’atteindront
jamais ceux qui œuvrent pour le vrai. De même, à ce qu’on dit, les bons
fabricants de poison sont plus riches que les cuisiniers.
*
* *
Le mensonge une fois fabriqué, il fallait encore le faire
avaler.
Inutile de préciser que le Menteur ne daignait pas se
préoccuper de cette dernière étape.
Sous aucun prétexte il n’aurait quitté le glorieux pays du
mensonge. D’ailleurs, il se
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