L'Entreprise des Indes
coadjuteur était fin diplomate. Il savait les tournures
et les flatteries qui réjouissent les puissants.
— Naviguer, c’est s’agenouiller. Et découvrir, c’est
prier.
Ainsi le prélat commença son plaidoyer. Comment trouver
meilleure manière de dire au Roi, sans le dire, que son royaume était le
préféré de Dieu ?
— Grâce à vos marins, la gloire de Notre Seigneur s’accroît
de voyage en voyage. Hélas…
Comme tous les bons religieux, le coadjuteur était aussi un
conteur. Qu’est-ce qu’un religieux, sinon celui qui a pour tâche de transmettre
la parole de Dieu ? Et qu’est-ce qu’un conteur, sinon celui qui sait à
tout moment relancer son histoire en réveillant son auditeur ?
Le Roi sursauta :
— Hélas, que veux-tu dire ?
— Je veux dire que Dieu, s’il se satisfait de voir l’entièreté
de Sa Création peu à peu révélée aux humains, ne supporte pas de l’entendre si
mal nommée.
Et le coadjuteur d’évoquer la mauvaise humeur de Dieu chaque
fois qu’il entendait appeler l’une de Ses œuvres en l’une ou l’autre des
langues africaines.
— Comment voulez-vous que Son oreille prenne plaisir à
ces syllabes de sauvages ?
— Je comprends ce déplaisir. Que faire pour l’apaiser ?
— Traduire. Traduire en langue chrétienne toute chose
ou animal arrivant sur le sol portugais.
Le coadjuteur obtint gain de cause. Une académie fut créée,
composée de poètes (principalement) mais aussi de jardiniers, de musiciens, d’ecclésiastiques,
de médecins. Pour gagner du temps, ils ne se préoccupaient plus des
appellations indigènes. Des artistes dessinaient le plus précisément possible
les nouveautés débarquées, et un nom leur était accolé.
Au début, les séances étaient publiques. Je n’en manquai
aucune.
D’avoir reçu un nom, on aurait dit que reprenaient vie les
plantes pourtant déjà fanées, les animaux en état de putréfaction avancée.
Cette résurrection ne durait que le temps pour le greffier de noter la
désignation choisie. Après, la mort pouvait faire son œuvre.
Bientôt, la foule se mêla des choix. Des tribunes où elle s’entassait,
elle apostrophait les académiciens.
Ainsi un arbre au bois rouge, que les sauvages nous disaient
appeler Zaminguila , fut baptisé, je ne sais pourquoi, acajou.
Ainsi une sorte de gros phoque que les marins avaient
rapporté dans une énorme bassine et dont le cri avait des accents déchirants
fut, pour cette raison, nommé lamantin , au lieu des syllabes africaines
qui n’évoquaient rien.
De nouveaux retards s’ensuivirent. Il fut décidé en très
haut lieu et à mon grand regret que les réunions se tiendraient à huis clos. Je
me consolai (mal) en feuilletant régulièrement le dictionnaire de plus en plus
épais des réalités découvertes.
Maintenant que vous voilà bien embarqué dans mon histoire
vraie, j’ose vous révéler qu’elle se nourrit de mensonges : deux sortes de
cartes sortaient de nos doigts.
Les premières étaient commandées par le Roi, réservées à son
seul usage et à celui de sa flotte. Autant dire qu’elles entretenaient avec la
Vérité des relations les plus intimes possibles.
Tout capitaine fraîchement débarqué venait chez nous
raconter son voyage. Avant même d’aller embrasser sa famille. Nos cartes
bénéficiaient donc des savoirs les plus récents. Pour un peu, elles auraient
senti l’haleine âcre de ces marins, tant on reportait vite les dernières
indications qu’ils nous donnaient : « Après le cap Juby, juste
derrière, se méfier d’une ligne de récifs », « À hauteur du cap
Blanc, un courant terrible rabat sur un haut-fond »…
Lorsque les avis de deux capitaines divergeaient sur tel ou
tel segment de rivage, Andrea les convoquait. Ils arrivaient ventre à terre.
Ils craignaient bien trop d’être radiés par le Roi. Ils s’expliquaient. Cette
partie-là de la carte était établie sous leur responsabilité commune. De telles
procédures aident à l’entente.
Au marin qui ne sait plus trop ce qu’il a vu, nul de notre
corporation ne jettera la pierre. Il puise sans rechigner dans sa mémoire, il
vous ouvre son journal de bord, ne garde rien secret et fait de son mieux
puisque le Roi le demande. Mais la réalité qu’il doit décrire est la plus
mouvante de toutes. Comment voulez-vous lui réclamer de la précision, de la
certitude ? Il observe à partir d’un bateau qui lui a branlé
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