L'Entreprise des Indes
consacrait déjà à sa nouvelle œuvre, une nouvelle
imposture.
Avec le temps, Andrea avait mis au point une stratégie à
deux branches qui, l’une et l’autre, avaient fait leurs preuves. Entre les
deux, il choisissait au dernier moment, en fonction de signes sans doute
présents dans l’air de Lisbonne, mais visibles de lui seul. Quelle que fût l’option
retenue, elle commençait par la construction d’une rumeur.
Première rumeur, dite de « la vieille carte parfaite ».
D’une efficacité redoutable, elle avait ceci de fragile qu’elle
réclamait la complicité d’un capitaine. De retour de voyage, et les formalités
accomplies, il allait, comme c’est l’usage chez les capitaines, fêter son
retour dans quelques troquets. Et là, au fil des tournées, il célébrait le
travail de son cartographe : « Avec le document qu’il m’a fourni, j’ai
navigué plus certainement que sur un chemin de terre ferme. À deux ou trois
détails près, que j’ai d’ailleurs consignés, on peut considérer maintenant que
la bonne route est tracée. »
Vous me direz qu’un capitaine, même complice, ne parle
jamais si clairement, surtout lorsque la boisson s’en mêle. Et vous avez
raison. J’ai seulement voulu présenter le plus clairement possible l’origine de
la première rumeur.
Il est dans la nature des rumeurs d’enfler telle la pâte à
pain soulevée par la levure. Quelques heures après ces propos du capitaine aussi
laudateurs qu’avinés, tout le monde voulait se procurer, par tous les moyens
possibles, la carte miraculeuse, œuvre, il va sans dire, de notre Menteur.
Une bonne rumeur ne va pas sans soin méticuleux apporté à l’objet
de la rumeur. La carte dont il s’agit devait présenter les cicatrices d’une
longue navigation : déchirures, taches de graisse, morsures du sel,
brûlures du soleil, etc. Les adjoints du Menteur s’étaient fait une spécialité
de ces travestissements-là.
Deuxième rumeur, dite de « l’ultime connaissance ».
Cette rumeur devait être notre enfant, à nous, employés de l’atelier
Andrea. Par nos silences obstinés, plus silencieux que d’ordinaire, par nos
refus de parler alors que personne ne nous avait rien demandé (« J’ai
promis de ne rien dire »), par nos dénégations (« Mais non, rien d’exceptionnel,
je vous jure, nous ne travaillons pas plus ou moins que de coutume, et avec pas
plus, pas moins de soin »), nous devions faire germer l’idée suivante :
« à l’atelier d’Andrea, ils préparent en ce moment LA CARTE DES CARTES,
celle qui va réunir tous les savoirs disponibles à ce jour, la clé de toutes
les portes de tous les nouveaux mondes. »
Chacune des deux rumeurs débouchait ensuite sur deux voies :
la perte ou le vol.
Il arrive tous les jours que, pour accomplir le destin, un
marin ou un apprenti laisse tomber de sa poche ou abandonne sur une table,
après force libations, un document précieux. Mais celui qui le ramasse, ou
plutôt celui qui l’achète à celui qui l’a ramassé, ne va-t-il pas s’interroger sur
la facilité extrême avec laquelle ce trésor lui est parvenu ? Et le doute
sur le parcours du document se doublera forcément d’un autre doute sur sa
véracité.
Mieux vaut donc privilégier le vol, c’est-à-dire protéger la
carte fausse de telle manière que personne ne puisse résister à l’envie de s’en
emparer. Et que quelqu’un, s’il convoite vraiment ce trésor, trouve les failles
dans le système de protection.
Jamais plus qu’au moment où nous venions d’achever une carte
fausse autant de soldats ne montaient la garde autour de notre atelier. Et
jamais parmi ces soldats autant n’étaient saisis d’une aussi brutale envie de
dormir.
Certains d’entre nous ne supportaient pas notre tangage
perpétuel entre Mensonge et Vérité. Ils en avaient conçu une sorte de mal de
mer.
Un matin, le visage encore plus pâle que d’ordinaire et la
démarche encore moins assurée, ils allaient trouver Andrea :
— Maître, je pars.
— C’est ton droit. Mais c’est le mien de te tuer si tu
révèles un seul de nos secrets. À moins de te couper la langue dès maintenant.
— Oui, maître.
J’ai retrouvé quelques-uns de ces repentis (comment
les appeler autrement ?). Tous, ils ont choisi le travail de la terre, sa
régularité, sa réalité incontestable, sa soumission à des cycles de la nature
qui reviennent, inlassables, depuis des
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