L'Entreprise des Indes
millénaires et contre lesquels la
fantaisie de l’homme ne peut rien.
Pour ma part, je ne pouvais trouver meilleur apprentissage.
Car nul, plus que Christophe, n’a si constamment navigué entre Mensonge et
Vérité, avec pour le premier une préférence marquée.
J’ai la mémoire de tous les chiffres concernant Christophe.
Entre 1469, date de mon arrivée au Portugal, et 1476, l’été
du naufrage, durant ces années où il ne faisait que naviguer, mon frère ne s’est
arrêté qu’une seule fois à Lisbonne. Ou du moins n’a-t-il jugé bon qu’une seule
fois de venir me rappeler qu’il existait toujours. Comme il ne devait pas
cesser de croiser et recroiser le long de nos côtes et que notre port est sans
conteste, jusqu’à Bordeaux, le meilleur d’Atlantique, je trouve étrange qu’il n’y
ait pas fait plus souvent escale. En conséquence le plus probable est que je l’ai
déçu, le jour de sa visite, et que l’idée de revoir son cadet ne lui est
revenue que dictée par la nécessité.
Quoi qu’il en soit, un matin du printemps 1473, Christophe
entra dans l’atelier sans frapper. Plus grand que dans mon souvenir, les
cheveux plus rouges et les yeux plus gris. Il demanda Bartolomé Colomb. J’étais
devant lui et il ne me reconnaissait pas. Je me présentai. Il me félicita d’être
enfin sorti de l’enfance et m’embrassa. Je lui dis ma tristesse que maître Andrea,
retenu à Sagres, ne fût pas là pour l’accueillir. Il haussa les épaules. À mon
inconfort croissant, il se promena entre les tables et parcourut nos travaux
avec morgue et dédain, allant même jusqu’à ricaner. Mes camarades, dont
certains avaient le sang vif, commençaient à le regarder de travers.
Prudemment, je l’entraînai vite dehors dès qu’il se lança dans des commentaires
tout à fait méprisants.
— Tu perds ta vie, Bartolomé !
— Qu’y a-t-il de plus utile qu’établir des cartes
justes ?
— Tu mérites mieux !
J’ouvris la bouche de stupeur. Quelle était cette valeur en
ma personne, si bien cachée que personne, pas même moi, surtout pas moi, ne l’avait
décelée, et qui devait recevoir meilleure rétribution ?
Il me posa une main protectrice sur l’épaule.
— Très bien, vos griffonnages ! Tout à fait
nécessaires pour ceux qui prétendent naviguer mais tremblent de peur à l’idée
de quitter des yeux la côte. Pour les autres, les vrais marins, les seules
cartes qui comptent sont celles du ciel, des courants et des vents.
— Mais qu’est-ce qu’un vrai marin ?
— Celui qui traverse. Les autres ne sont que des
caboteurs, des rase-cailloux, des cavaliers dont quelqu’un tient le cheval par
une longe…
J’ai voulu changer de sujet, le questionner sur notre
famille. Avait-il des nouvelles plus fraîches et moins tristes que les miennes ?
Peine perdue. Il ne quittait pas son propos : étoile
Polaire, hauteur du soleil, secrets de la Volta…
Je ne l’avais pas vu depuis tant d’années ! Par suite,
je ne peux donner le moment exact de sa vie où avait commencé de le hanter la
tentation du large.
Combien de temps est-il demeuré à Lisbonne ? Deux
jours, trois jours ? Je ne sais plus. Je n’ai souvenir que d’un coup de
vent et d’une apparition bavarde, d’où sortait un interminable et fiévreux monologue.
Si longtemps après je garde encore dans l’oreille le ton de sa voix. Il ne
cherchait pas à me parler. Il voulait m’endoctriner. Et m’enrôler.
Je m’apprêtais à l’interroger sur ce qu’il savait de la
Volta lorsque, sonnant midi, la cloche de Sainte-Marie-Madeleine le rappela
aux réalités. La marée l’attendait.
Il se hâta vers le port sans se retourner. Je dus patienter
encore trois années avant de l’entendre me donner sa version de la fameuse Volta et m’expliquer pourquoi elle serait la première alliée de son Entreprise.
Maître Andrea concevait son atelier de cartes comme un
bateau.
— Nous aussi, nous naviguons ! répétait-il. Sur
des mers qui valent bien la Méditerranée et l’Atlantique en violence et en
sournoiserie. Nous aussi, nous devons nous garder des récifs, le Charybde de la
crédulité, le Scylla de l’incroyance. Nous aussi, nous devons progresser malgré
les bonaces, je veux dire résister à l’endormissement né de la répétition. Nous
aussi, nous devons affronter des tempêtes : pour nous, la furie des vents
est permanente et
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