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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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désennuyer Diego et lui dégourdir les jambes,
Christophe, de temps à autre, interrompait la lecture et partait avec lui. Leur
destination favorite était le village de Cascais, d’où l’on voit loin en mer.
Ils partaient sur la même mule, le fils bien calé devant son père.
    Faute de les accompagner, je tendais l’oreille. J’écoutais
leur invraisemblable dialogue.
    — Diego, explique-moi ce qu’est la douane. Diego,
comment établit-on un budget ?
    — Père, vous ne croyez pas que je suis trop petit pour
apprendre tout ça ?
    — Au contraire. Moi, j’ai commencé trop tard. Sur la
route que je vais ouvrir vers l’ouest, je découvrirai de nouveaux territoires.
Je te chargerai de les administrer.
    — Père, que veut dire « administrer » ?
    — Tu vois qu’il ne faut pas perdre de temps. Il te
manque beaucoup, beaucoup de connaissances.
    — Ces territoires, vous ne les avez pas encore ?
    — Tu sais bien que nous n’avons que Porto Santo.
    — Quand les aurez-vous ?
    — Lorsque je les aurai découverts et que le Roi me les
aura confiés.
    — Tu crois que maman continue de vivre sur l’un de ces
territoires ?
    — Je ne peux pas te le jurer.
    — Alors nous irons plus loin et nous finirons bien par
la trouver.
    — Cela je peux te le promettre : nous n’arrêterons
jamais de découvrir, tant que j’aurai des forces.
    — Père, ça prend longtemps de découvrir ?
    — Le temps pour toi de te préparer.
    Et mon frère reprenait son interrogatoire :
    — Diego, qu’est-ce que le cadastre ? Diego, quelle
est la différence entre haute et basse justice ?
    Tout en tâchant de répondre, le pauvre enfant cherchait des
yeux qui pourrait lui venir en aide et le délivrer. Mais le monde était vide.
Sa mère avait été la seule personne capable de tempérer la folie éducative de
son père.
    De tout cela, Hernán, l’autre fils de Christophe, et frère
de Diego, n’a jamais parlé, quoique biographe officiel. Comment accepter que
votre père ait porté plus d’attention à votre frère aîné qu’à vous-même ?
    Au lieu de me moquer de Christophe et de sa façon maniaque d’enseigner
Diego, j’aurais mieux fait d’écouter attentivement ses leçons. Peut-être ma
gouvernance d’Hispañola en aurait-elle été moins désastreuse ?

 
     
     
     
     
    Christophe n’était pas revenu qu’avec son chagrin. Outre son
fils, une histoire l’accompagnait. Cette histoire, il mit du temps à accepter
de me la raconter. Il l’annonçait, la promettait, la débutait, l’interrompait.
    Enfin il se lança :
     
    « Un soir, à Madère, des bourrasques soufflaient d’est,
en tempête. J’étais sorti saluer les vagues. À mon habitude, je me croyais seul
au monde. J’entendis derrière moi quelqu’un passer. Je sursautai, me retournai.
    — Qui êtes-vous ?
    — Un pilote, assez heureux pour avoir survécu.
    «Je lui proposai ce qu’on propose à tous les marins :
se rendre au plus vite dans l’estaminet le plus proche pour qu’il y conte ses
glorieuses et terrifiantes aventures devant un, puis deux, puis d’autres verres
de vin. Le pilote refusa. Il n’aimait pas le bruit. Il préférait marcher. C’est
donc en marchant qu’il m’annonça la nouvelle. Au-delà de l’océan, vers l’ouest,
étaient des terres dont les habitants vivaient nus. Je le pressai de questions
pour en apprendre davantage. Surtout pour retenir le pilote qui semblait près
de s’évanouir. Il ne faisait que répéter : « Il y a cinq ans, comme
nous naviguions plein sud vers l’Afrique, une tempête d’est s’est levée et nous
a emportés des semaines et des semaines. Un jour une côte s’est montrée. Je te
l’assure : au-delà de l’océan, vers l’ouest, sont des terres dont les
habitants vivent nus. »
    — Pourquoi m’avez-vous parlé ?
    — Parce que vous méritez qu’on vous parle.
    — Et où avez-vous vu ce mérite ?
    — Dans votre manière de regarder le lointain.
    — Qu’a-t-elle de particulier, ma manière de regarder ?
    — Elle avance.
    «J’eus beau insister, le pilote s’en tint là. Il ne fut pas
possible de lui tirer un seul autre mot. Il se contenta de hocher la tête quand
je lui demandai où il logeait dans l’île. La nuit vint à son secours. Il y
disparut. »
     
    Cette histoire du pilote inconnu, Christophe l’a toujours
gardée pour lui. Ne l’a jamais divulguée, jamais colportée, jamais utilisée
comme arme. Même

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