L'Entreprise des Indes
chacun reconnut un fonctionnaire du Secret.
C’est ainsi que s’acheva la première visite royale. Nous
nous remîmes tant bien que mal au travail, l’esprit ailleurs et l’âme pleine de
fierté. Les plumes recommencèrent à crisser sur les vélins. Peu après retentit
la voix furieuse d’Andrea.
— Qui a vendu la mèche ? Je le saurai. Cette carte
est à moi, rien qu’à moi.
Un mois plus tard le Roi revint, accompagné des deux mêmes
personnages, le richement vêtu et l’austère. Deux semaines après, il était
encore de retour. Maintenant il connaissait le chemin. Sitôt entré, il se
pressait vers l’ancien appentis. Le Roi questionnait toujours avec les mêmes
mots.
— Alors ? Où en est l’Afrique ?
— Elle se poursuit, Votre Majesté.
— Allons voir !
Bousculant tout le monde, il se hâtait vers la carte géante
et, tel un père que désole la croissance exagérée d’un enfant, il observait cet
invraisemblable étirement.
Andrea lui montrait les derniers développements du
continent, tels que rapportés des caravelles : ici une lagune immense, là
un nouvel archipel. Et toujours cette côte interminable qui, après avoir hésité
et couru vers l’orient, plongeait de nouveau plein sud.
— Quand donc s’arrêtera-t-elle ?
— Comment savoir, Votre Majesté ?
La conclusion royale ne variait pas :
— Je vais redoubler les voyages.
Un jour que nous reportions sur la carte géante les
dernières informations reçues du port, plutôt bonnes, à savoir que l’Afrique n’en
finissait toujours pas de s’allonger, mais qu’au sud des interminables forêts
commençait un désert de sable brûlant qui ne pouvait durer toujours, vu qu’on
descendait toujours et que bientôt un froid glacé, incompatible avec le sable
brûlant, se ferait forcément sentir, ce jour-là, un vacarme se fit entendre. Il
venait de l’entrée de l’atelier.
Nous abandonnâmes sur-le-champ notre mur pour courir en aide
à maître Andrea qui criait. Nous le vîmes aux prises avec un personnage que
nous ne connaissions que trop, le proche du Roi dont le costume était
invariablement sévère, le fonctionnaire du Secret. Des soldats l’accompagnaient.
— Jamais ! hurlait Andrea.
— C’est la volonté du Roi, répondait l’austère, et la
marque de sa confiance.
Andrea marcha vers lui, et sans nul doute l’aurait frappé,
violemment, si la troupe ne s’était interposée.
Il faut reconnaître qu’à aucun moment l’envoyé du Roi ne
perdit son calme.
— D’une part, le Secret considère que, malgré nos
avertissements réitérés, la protection de vos locaux n’est pas convenablement
assurée…
La colère de maître Andrea ne retombait pas, elle était
entrée dans une autre phase : d’écarlate, son visage était devenu plâtre.
— D’autre part, le Roi, dans son inépuisable sagesse et
son souci passionné des Découvertes, a décidé de rapatrier en son palais votre
tracé géant, pour lequel il vous renouvelle sa gratitude et vous accorde une
gratification dont le montant ne devrait pas vous décevoir.
Maître Andrea haussa les épaules sans qu’on pût deviner s’il
se moquait du parler ampoulé du fonctionnaire ou de cette contrepartie
pécuniaire. Ce haussement fut son ultime manifestation de mécontentement. D’un
coup, il devint l’affabilité et la serviabilité mêmes. Il prêta un concours
direct et efficace au décrochement de la carte, en indiquant les manipulations
les plus sûres pour ne pas la déchirer. Il montra la plus vigilante attention
dans la manière d’empaqueter le chef-d’œuvre après l’avoir fait recouvrir d’un
tissu de soie et délicatement rouler. Il souhaita bonne chance à l’austère, à
sa troupe et à l’interminable Afrique.
La porte une fois refermée, l’atelier sembla tomber dans le
vide.
Nous reprîmes nos plumes et nos encres. Mais comment
relancer l’énergie ? Nous avions été dépossédés de notre Padrão Real, notre Carte Parfaite. C’est pour la parfaire encore et encore que nous mettions
tant de soin à nos travaux, lesquels n’étaient que détails du Grand Œuvre.
Le soir venu, quelqu’un appela Andrea pour évoquer avec lui
le programme du lendemain. Silence. Nous prîmes le relais à voix de plus en
plus forte. Personne ne répondait.
Nous cherchâmes, autant qu’on peut chercher. D’abord dans l’atelier,
puis dans la ville. Aucune trace de notre maître.
Nous
Weitere Kostenlose Bücher