L'Entreprise des Indes
les cartes rassuraient en tant qu’elles se contentent
de dresser le portrait le plus exact possible de la Création, les livres
semblaient aux marins les œuvres du Diable, la preuve de sa volonté d’égarer
les humains et de les entraîner en Enfer.
Ces craintes avaient fini par me contaminer. Faute de
pouvoir l’empêcher, je tentais de comprendre les raisons de cette manie.
— Pourquoi es-tu toujours à t’épuiser les yeux dans un
livre ?
— Parce que je ne peux pas être toujours en mer.
— En quoi les livres te consolent-ils de ne pas
naviguer ? En quoi remplacent-ils pour toi les bateaux ?
— Lire ressemble à regarder l’horizon. D’abord on ne
voit qu’une ligne noire. Puis on imagine des mondes.
— Je veux bien. Mais pourquoi ta manie d’écrire dans
les marges de tous les livres que tu lis ?
— Pour bien lire, j’ai besoin d’écrire. L’écriture est
le guide, le garde-fou des pensées déclenchées par la lecture. Sans guide, sans
garde-fou, les pensées, je les connais, elles s’en vont n’importe où et ne
reviennent jamais.
*
* *
Autre réponse de mon frère :
— Ecrire est une navigation sur la terre ferme. La page
blanche est une voile qu’on hisse. Les mots, un sillage qui s’efface.
*
* *
Autre réponse de mon frère :
— Chaque livre invente sa route. Il va, aussi libre
parmi toutes les histoires possibles que chaque bateau sur la mer, entre toutes
les destinations.
*
* *
Autre réponse de mon frère :
— En écrivant dans les marges, je me mêle à l’auteur.
Je m’abandonne au fil de sa logique, jusqu’à l’embouchure.
*
* *
Autre (et très fréquente) réponse de mon frère :
— Laisse-moi tranquille !
*
* *
Autre (et encore plus fréquente) réponse de mon frère :
rien. Silence obstiné, traversé de temps à autre par un grognement exaspéré.
*
* *
À moi et moi seul la charge de tenir la barre de cette
échoppe infime, pourtant censée dégager assez de revenus pour nous empêcher de
mourir tout à fait de faim. Les dictionnaires ayant toujours été de tous les
livres, mes préférés, j’avais décidé d’en fabriquer.
Vous savez que depuis l’Infant Henrique, béni soit son
inépuisable capacité d’invention, le Portugal avait pris l’habitude d’embarquer
dans chacune de ses caravelles, outre un notaire, un malfaiteur arraché à sa
prison. Une fois notre navire parvenu le long d’un pays inconnu, on y déposait
le malfaiteur. À lui d’y trouver la manière de survivre.
Sur le chemin du retour, la caravelle revenait le chercher.
Soit ses ossements seuls attendaient. Personne ne s’en
chagrinait. Dieu avait voulu que cet homme méchant payât pour ses fautes.
Soit il agitait furieusement les bras pour attirer l’attention.
La preuve était faite qu’il vivait toujours. Et comment échapper à la mort si l’on
ne se fait pas accepter des indigènes ? Dans ce cas, il connaissait leur
langage. Il ne restait plus qu’à recueillir ce savoir dans la tête du lancé, comme l’apiculteur va récolter le miel dans la ruche.
Les autres libraires se contentaient d’aller sur le port et
de questionner sommairement le bandit. Ils lui présentaient nos cent mots les
plus usuels. Le condamné traduisait. S’il avait de l’intelligence, parfait. S’il
en était dépourvu, et aussi de mémoire, le « dictionnaire »
fourmillait d’erreurs et d’omissions redoutables pour le voyageur.
Il n’est bon cuisinier qui ne fasse lui-même son marché. Je
suis allé visiter les prisons. J’ai choisi les futurs lancés. Auparavant, j’avais consulté les dossiers, examiné consciencieusement les
motifs des condamnations. Une longue expérience me permet d’affirmer que la
meilleure recrue pour un dictionnaire est un assassin escroc : sa violence
lui permettra de résister aux assauts des sauvages, en même temps que son goût
de la parole (quel escroc n’aime parler ?) lui donnera le goût d’employer
et donc de retenir les mots qu’il entend.
Tous les autres lancés se sont révélés d’une
efficacité inférieure pour la mission qui leur était confiée. Ainsi les
meurtriers par passion amoureuse. Aucun malfaiteur ne m’a plus déçu qu’eux :
dès qu’il ne s’agit plus de la femme adulée, ils deviennent doux comme des
agneaux, par suite des proies beaucoup trop faciles pour les Maures et même les
Noirs. Quant aux
Weitere Kostenlose Bücher