Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
Vom Netzwerk:
digne. Le maître qui nous avait tant appris dans l’art de la
cartographie ne méritait pas cet affront. Nous décidâmes de nous établir à
notre compte. En privilégiant les livres. La décision nous était venue en
lisant, relisant et annotant l ’Ymago. Il nous apparaissait que les mots
racontaient des histoires plus riches et plus diverses que les tracés des
côtes.
    Et de mon voyage à Strasbourg et Louvain j’avais gardé des
contacts utiles. Je me disais aussi que cette nouvelle technique d’imprimerie
était une vague : il devait suffire de se laisser porter par elle.
     
    *
    *  *
     
    Mérite-t-il le noble titre de libraire, celui qui n’a pour
toute librairie qu’une échoppe misérable et minuscule où deux êtres humains ne
peuvent tenir en même temps que cent ouvrages ? Quand il nous arrivait d’y
travailler ensemble, mon frère et moi, il nous fallait pousser à la rue les
deux caisses où moisissaient les livres en attente d’une place sur nos trois
étagères déjà surpeuplées. Et nous priions Dieu, auteur de la Bible et donc
allié des libraires, qu’il ne pleuve pas. Le seul avantage de ce trou à rats
était sa situation, juste à toucher l’église du Corpo Santo , c’est-à-dire
sur le lieu de passage des capitaines, lesquels, à la semblance des animaux,
empruntent toujours le même chemin pour gagner leurs points d’eau (en ce qui
les concerne, le port).
    Sans oublier, les jours de ciel incertain, et deux
précautions valant mieux qu’une, de donner la pièce à un gamin pour qu’il sonne
l’alerte à la première goutte. On connaît la haine jalouse de l’eau pour la
chose écrite. Elle ne se prive jamais du plaisir de détremper un volume, d’en
dissoudre les phrases comme si l’écriture était sa concurrente. Sans doute l’eau
pense-t-elle que son fil, l’écoulement, vaut tous les récits et les rend
inutiles ?
    Par chance, Christophe nous honorait rarement, l’échoppe et
moi, de sa présence.
    Je n’avais pas mis longtemps à faire le deuil d’une
collaboration. Mon frère appartenait clairement à cette catégorie de libraires,
meurtrière pour le commerce, qui n’ont choisi cette corporation que pour lire
plus à loisir et tout leur saoul, et en ne déboursant rien.
    Je ne souhaite à personne, libraire de son état, de posséder
un frère (ou un associé ; ou, pire, un frère et associé) semblable au
mien.
    Il venait choisir sa dose de mots le matin et me la
rapportait le soir avec ses commentaires.
    Il me passait d’innombrables commandes d’ouvrages dont il
avait eu vent je ne sais comment, mais dont il m’assurait qu’ils lui étaient
urgemment indispensables. Pour un peu, j’aurais passé tout mon temps à
satisfaire cet unique client.
    Et quand bien même je parvenais à lui procurer ces raretés
dont la nécessité me reste encore à ce jour mystérieuse, il n’était, bien sûr,
aucunement dans ses intentions de les payer.
     
    — Où est ton frère ?
    Telle était toujours, dès qu’ils poussaient la porte de
notre échoppe, la première phrase de nos fidèles acheteurs de cartes et de
livres. Et une grimace de déception leur tordait chaque fois le visage à me
trouver seul.
    Au début, j’avais tenté des mensonges.
    — Christophe s’est embarqué hier pour la Flandre.
    Ou :
    — Christophe dort.
    Mais comment cacher la vérité dans une ville aussi petite
que Lisbonne et centrée sur son port :
    — Menteur, Bartolomé ! Aucun bateau n’est parti
vers le nord depuis une semaine !
    Ou :
    — Ne me prends pas pour un veau, Bartolomé !
Chacun sait qu’il a tué le sommeil en lui et que c’est pour cela qu’il a les
cheveux rouges. C’est sa fatigue qui le brûle.
    Je n’eus bien vite d’autre solution que d’avouer la honte
familiale : mon frère, depuis quelques mois, passait ses jours et ses
nuits à lire.
    Que d’injures et de railleries j’ai supportées !
    Ils voulaient tous l’arracher à sa nouvelle passion. Ils
prétendaient qu’il courait de grands périls.
    — Où est-il, que je lui apprenne la vie ?
    — Je ne sais pas. Quand mon frère lit, il disparaît.
    — Et tu ne fais rien pour l’empêcher ? Malheur à
toi, Bartolomé ! Les livres sont des gouffres, comme ceux qui attendent
les marins imprudents de l’autre côté de l’horizon. Un jour ou l’autre, ton
frère n’en reviendra pas.
    Alimentée par les prêtres, la crainte des livres, hormis la
Bible, était générale. Si

Weitere Kostenlose Bücher