L'Entreprise des Indes
continuâmes un mois sans lui, sursautant au moindre
grincement de la porte, tressaillant chaque fois que sur un quai s’avançait une
silhouette qui ressemblait à la sienne.
Et puis un compagnon partit, embauché par un concurrent.
Puis un autre le lendemain, deux autres la semaine suivante.
Ainsi périt l’atelier.
D’Andrea je n’eus, par la suite, que des nouvelles éparses
et contradictoires.
Tantôt on le signalait à Pise, invité là-bas pour y remonter
la cartographie autrefois glorieuse ; tantôt à Majorque, patrie de son
maître Cresques, pour y chercher la source de son génie ; tantôt à Venise,
qui n’a pas sa pareille pour acheter les ânes ; tantôt même revenu à Gênes
et assis, sans rien faire, dans un troquet du port, seulement occupé à regarder
arrivées et départs. En fait, il avait disparu de la même manière que son
atelier, éparpillé à tous vents.
Nombreux sont ceux parmi les cartographes qui ont à lutter
contre de telles forces centrifuges.
Une carte ne sert pas seulement à définir la frontière entre
la Terre et la Mer. Elle recueille des diversités et les rassemble. Mieux, les
assigne à résidence.
Au fond, chaque carte est une peau. Comme une peau, elle
confère l’identité. Comme une peau, elle est sac ; elle évite que les
réalités contenues en elle ne s’évident.
À Porto Santo, la mort avait fauché. Une nuit, Christophe s’était
réveillé. À ses côtés, Filipa gémissait. Au matin, elle n’était plus. Il paraît
qu’au moment où on avait descendu son corps dans la tombe, les ailes de tous
les moulins à vent miniatures s’étaient mises à tourner. Comme aucun souffle n’agitait
l’air, on vit dans ce prodige un dernier salut de Filipa : elle souhaitait
bon vent à l’Entreprise.
Sitôt après l’enterrement, le père et le fils avaient
abandonné l’île. À Lisbonne, ils ne se quittaient plus. Ils ne marchaient que
collés l’un à l’autre, ils ne dormaient que l’un contre l’autre, ils ne
parlaient qu’entre eux et les mots de l’un emmêlés aux mots de l’autre, ils
étaient devenus si proches qu’on ne pouvait plus les distinguer : cette
mort les avait changés en une seule et même personne que dévastaient aux mêmes
moments les mêmes vagues de chagrin, que secouaient parfois les mêmes sourires,
les mêmes gloussements de gaieté qu’ils payaient, l’instant d’après, par des
détresses plus terribles encore, car accrues de la honte d’avoir ri, c’est-à-dire
d’avoir oublié.
J’ai pris soin de mon frère et de mon neveu autant que j’ai
pu. J’ai écouté leurs souvenirs. J’ai parlé d’autres choses. J’ai réussi à les
faire rire et aussi à les faire pleurer quand je sentais que trop de larmes
menaçaient de les étouffer. Et nous avons repris nos bonnes vieilles habitudes
de lecture, du temps où, sur les pas de Marco Polo, nous avancions vers le
royaume du Grand Khan, une plume à la main.
Sauf que, cette fois, le tout petit Diego nous accompagnait.
Tantôt sur les genoux de l’un ou de l’autre, tantôt blotti entre nous, tantôt
de l’autre côté de la table s’essayant à griffonner, mais le plus souvent
endormi.
C’est en cet équipage que nous avons navigué sur l’ Ymago
mundi , explorant page après page ses recoins les plus cachés, nous
acharnant à élucider de nombreuses, trop nombreuses zones obscures.
Et c’est ainsi que le futur Vice-Roi s’est initié à la
géographie, lui qui aujourd’hui, juste au-dessus de ma tête, gère la moitié des
affaires du monde.
Sa préférence allait aux parties du livre qui traitaient des
bêtes sauvages et de la diversité des peuples. Il nous demandait et redemandait
le chapitre seizième traitant des merveilles de l’Inde :
Il est évident d’après ce qui précède que la superficie de
l’Inde est immense. On verra par ce que nous allons dire que ce pays n’est pas
moins grand par la variété de ses merveilles. Ses forêts, sont les plus hautes ;
on trouve dans ses montagnes les Pygmées, hommes de deux coudées qui font la
chasse aux grues ; ces gens mettent trois ans à enfanter et ils meurent
dans leur huitième année. Dans ce pays, il pousse un poivre blanc qui accuse
une nuance foncée provenant du feu qu’on y met pour chasser les serpents qui
peuplent ces forêts.
On y trouve les Macrobiens, hommes de douze coudées, qui
font la guerre aux griffons. Les lions ont des ailes et
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