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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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paroles, ils les haïssent : elles n’ont servi qu’à leur
mentir.
     
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    Génois je suis, et donc commerçant. Qu’est-ce qu’un
fabricant de dictionnaires ? Un négociant. Il échange une chose contre un
mot, qui désigne la chose. Ou il échange un mot contre un autre mot, pourvu que
tous deux désignent la même chose. Ce patient travail de correspondance est
celui d’un constructeur de ponts.
    On objectera à mes récriminations que Christophe, en découvrant,
a aussi lancé un pont au-dessus de la mer Océane. Comment lutter ? Mes
ponts à moi sont minuscules, à peine visibles, toujours incertains. Qui peut
dire qu’un vrai passage existe entre le baay de la langue wolof et celui
qu’on appelle chez nous « père », alors que, là-bas, baay désigne aussi les frères du père, ses cousins et même ses amis ? Qui peut
affirmer qu’on évoque la même réalité en traduisant par le mot Dieu l’Être
suprême en langue lingala : Nzambe ?
     
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    Une fois de plus, je gémis. Et me hausse du col.
    Mes petits dictionnaires nous ont bien apporté quelques
revenus. Mais c’est d’abord à Christophe que nous devons d’avoir survécu durant
ces années 1481-1484.
    Et c’est plus à ses cartes qu’à mes improbables
dictionnaires qu’il faut en rendre hommage.
    Sa connaissance avait des racines qui plongeaient loin dans
le temps. Une fois de plus, je me souviens de Gênes. Gênes est notre Genèse, le
chaudron où nous nous sommes fabriqués. Depuis Gênes, nous n’avons rien fait
que nous répéter.
    Mon frère n’avait pas dix ans et luttait pour embarquer,
autorisation que mon père lui refusait encore. Le voyant un jour gribouiller
sur une planche, je m’approchai.
    — Que fais-tu ?
    — Je commence ma carte de la mer. Ce sera la première !
    Accoutumé aux vantardises de mon frère, je ne les relevais
pas. Celle-ci passant les bornes, je me moquai.
    Nous avions déjà tellement rôdé sur le port, tellement
accablé de questions les marins ! Ils avaient fini par nous raconter
quelques-uns de leurs secrets et montrer leurs documents. Nous nous étions déjà
émerveillés devant ces portulans, ces insulaires. J’indiquai à Christophe que,
depuis la nuit des temps, d’innombrables cartographes l’avaient précédé. Ce rappel
ne rabaissa pas sa morgue :
    — Leurs cartes ne dessinent que les côtes. Leur mer est
vide.
    — Et toi, comment t’y prendras-tu pour mettre du plein
dans ce vide ?
    — J’y mettrai la direction des vents et des courants,
qui sont les routes de la mer. J’y mettrai la force de ces vents et de ces
courants, qui donnent la vitesse des bateaux, car sur mer ce sont les routes
qui avancent. J’y mettrai les couleurs de l’eau qui disent la profondeur. J’y
mettrai la forme des nuages qui annoncent les tempêtes.
    — Comment connaîtras-tu tout cela ?
    — J’aurai navigué partout. Je perds du temps à rester à
terre.
    Ayant tenu parole et passé sa vie sur tous les navires
possibles, transportant par tous les temps toutes les cargaisons concevables
vers toutes les destinations imaginables, proches ou lointaines, mon frère
avait la mer entière en mémoire. Un savoir accumulé au cours de ses propres
voyages tout autant que grâce aux récits des autres marins, du moins ceux qu’il
respectait.
    Sa tête, si oublieuse par ailleurs, avait le double pouvoir
d’une éponge et d’un verrou : elle s’imprégnait de toute information
concernant la mer et ne la laissait plus ressortir.
    C’est ce prodige qui nous fit subsister durant nos dernières
années lisboètes après la mort de Filipa, quand sa famille, et notamment sa
mère nous eut abandonnés.
    Tous les matins, durant deux heures, je parvenais à arracher
Christophe à ses rêveries.
    Je lui donnais un lieu, par exemple l’ouest de l’île d’Irlande.
Je lui donnais une date : le mois de mai. Il se taisait quelques instants,
fronçait les sourcils. On aurait dit qu’il se promenait dans son cerveau. Il
trouvait vite ce qu’il cherchait. El je dessinais la carte sous sa dictée.
    « Un courant d’une moitié de mille remonte du sud-ouest
et longe la côte. Les vents viennent un jour sur trois d’ouest et dépassent
fréquemment vingt nœuds. »
    Telle fut la raison de notre succès : les cartes « frères
Colomb » croisaient les lieux et les saisons, les vents et les courants
plus finement qu’aucune autre avant elles. En outre, elles avaient la

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