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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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prudence
de ne jamais prétendre offrir de la certitude. Elles ne présentaient que des
vraisemblances : « Le long du Portugal durant le mois de décembre,
vous avez trois chances sur quatre d’affronter des vents de secteurs ouest,
nord-ouest ou sud-ouest, d’une force qui a deux chances sur trois d’être
supérieure à vingt-cinq nœuds… »
    Ceux qui n’ont jamais navigué s’étonneront qu’on puisse se
satisfaire de telles incertitudes ; les autres, les marins, savent que
leur royaume est mouvant et que dans ce royaume il n’existe que des vérités
humbles, des assurances fragiles.
    C’est alors, et alors seulement, que ma patience fut récompensée
et que Christophe voulut bien m’élucider le mystère de la Volta, qui me
torturait depuis sa visite de 1473.
    — Rien de plus simple, Bartolomé. Le long des côtes d’Afrique,
un vent du nord-est souffle, presque continûment. Ainsi les bateaux n’ont aucun
mal pour l’aller de leur voyage : ils descendent tranquillement, comme
poussés par la main de Dieu. Le retour est d’une autre difficulté : ils doivent
affronter ces mêmes vents devenus contraires. C’est là qu’il faut saluer le
courage, et la perspicacité, de nos amis portugais…
    L’hommage de Christophe à un autre que lui était si rare que
je sursautai.
    — … Ces marins ont osé piquer vers le large pour aller
chercher une autre veine de vent.
    — Il faut croire qu’ils l’ont trouvée…
    — Naviguant vers le nord-ouest, ils s’appuyaient sur les
vents de nord-est au lieu de les combattre. Et de l’archipel des Açores, ils
ont rencontré les vents d’ouest. Ils n’avaient plus qu’à se laisser porter pour
retrouver Lisbonne. Ils avaient fait le tour, la Volta. Moi aussi, je
ferai le tour. Sauf que je l’agrandirai.
    Ce soir-là, en dépit de notre tempérance habituelle, nous
bûmes joyeusement à la Volta. D’une voix de plus en plus pâteuse, je
remerciais mon frère. Jamais je n’avais si bien compris comme la navigation est
science du détour, fille de l’humilité et de l’obstination. On ne va pas contre
plus fort que soi. Sans pour cela abandonner, jamais, le but ultime de son
voyage.
     
    *
    *  *
     
    Sans forfanterie, je peux assurer que nous avons bien
travaillé, durant ces années-là, et que notre petite maison de cartes ne
demandait qu’à grandir et à prospérer si le rêve de Christophe n’avait pas tout
balayé.
    De même qu’il y a des gens de paix et des gens de guerre ;
des généraux inégalables sur le champ de bataille qui se révèlent incapables de
gérer un domaine ; de même il se peut que certains marins ne devraient
jamais quitter leur élément : leurs pieds, si agiles pour garder l’équilibre
dans les tangages, déclenchent des catastrophes sitôt qu’ils touchent la terre
ferme.
    Sans doute était-ce le lot de la famille Colomb. Pourquoi
mon frère ne s’est-il pas contenté des titres et charges d’amiral ? Il
aurait découvert comme personne, laissant à d’autres le soin d’administrer.
    Sa gloire serait restée intacte.



 
     
     
     
     
    Qu’est-ce que l’aplomb ?
    Profitant de l’immensité de mes loisirs, je me suis fait
apporter dans ma chambre tous les dictionnaires disponibles sur cette île d’
Hispañola.
    Et puisque l’état de mes jambes m’interdit le plus souvent
de quitter ce palais, je me promène de page en page telle une vieille et grosse
abeille qui s’acharne à butiner sans plus guère de goût pour les fleurs ni d’ailleurs
d’odorat. Et, de temps en temps, un mot m’arrache à cette fatigue de vivre que
Dieu, dans Sa bienveillance, a inventée pour rendre moins cruelle, voire tout à
fait désirée, l’approche de la mort.
    L’aplomb. Qu’en disent mes chers dictionnaires ?
    «  La verticalité d’une ligne telle que l’indique le
fil a plomb. Au figuré, l’assurance d’une personne, la certitude qu’il a de son
destin, donc de son droit.  »
    De ma vie, ce long chemin qui s’achève, où j’aurai croisé,
pour le pire ou le meilleur, une foule de congénères de toutes les races, de
tous sexes et conditions, je n’ai jamais rencontré quelqu’un doué d’un aussi
grand aplomb que mon frère.
    Une petite histoire me revient, qui n’est pas sans
conséquence sur la grande Histoire de la Découverte qui commence à Florence, un
jour de 1473. Elle illustre l’aplomb comme peu d’autres. Tout doux, Las Casas,
tout doux. Calmez votre impatience !

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