L'Entreprise des Indes
Les histoires sont de même nature que
les fleuves ou les êtres humains : pour en connaître l’origine, il faut
prendre le temps d’en remonter le cours. Les impatients, ceux qui ne font pas
ce voyage vers l’amont, ne comprendront jamais, jamais la nature jumelle des
récits et de l’eau qui coule. Un chanoine portugais nommé Fernão Martins y fait
la rencontre d’un personnage aussi considérable dans le savoir que discret dans
les manières. Paolo del Pozzo Toscanelli partage son temps entre trois
activités : la médecine, qui paie mal ; le commerce des épices, qui
paie mieux ; et la cosmographie, qui ne paie rien mais explique tout par
le jeu des étoiles.
Cet homme, sédentaire par force, avait le regret des
voyages. C’est donc avec bonheur qu’il discuta avec Martins dont le pays était
celui des navigateurs. Toscanelli lui dit sa conviction : les Portugais
avaient tort de ne s’intéresser qu’à l’est. En partant par l’ouest, ils
atteindraient l’Inde plus vite et plus commodément, au lieu de devoir longer
cette interminable Afrique. Il montra des cartes et des calculs. Martins
repartit troublé. Informa le prince Jean, en charge des explorations et futur Roi.
Lequel demanda un rapport au Florentin. Toscanelli répondit le 25 juin 1474 :
Voici une carte dessinée de mes propres mains, grâce à
laquelle vous pouvez entreprendre le voyage vers l’ouest, indiquant les lieux
que vous devez atteindre et à quelle distance du pôle et de la ligne
équinoxiale vous devez tourner, et combien de lieues vous aurez à faire pour
atteindre ces régions, les plus fertiles en toutes sortes d’épices, de joyaux
et de pierres précieuses ; ne croyez point merveilleux que j’appelle Ouest
la terre des épices, alors qu’on prétend généralement que les épices viennent
de l’Est, car tous ceux qui navigueront vers l’ouest dans l’hémisphère le plus
bas trouveront toujours lesdits chemins vers l’ouest, et tous ceux qui
navigueront vers l’est par voie de terre dans l’hémisphère le plus haut
trouveront toujours la même terre à l’est.
La lettre florentine fut noyée dans les rapports des
notaires. Ils rapportaient des côtes africaines tant de merveilles certaines :
pourquoi s’intéresser à de nouvelles routes, si aléatoires, pour gagner l’Inde ?
Le Roi haussa les épaules. Et quand un document n’intéressait pas le Roi, on ne
prenait pas même le soin de le classer. Il disparaissait dans le gouffre sans
fond du dédain royal. Où il cessait aussitôt d’exister.
C’est pourtant là, dans quelque réduit poussiéreux, que,
quatre ans plus tard, le Conservateur Principal, guidé par sa mémoire
surhumaine, sans doute équipée de rayonnages, fréquemment remarquée chez les
membres de cette corporation, vint le chercher pour le remettre à celui qui
était devenu son ami, Christophe.
Ne craignez-rien, Las Casas. En dépit de ma vieillesse, j’ai
gardé toute ma tête. Hélas. Il me semble que divaguer vraiment m’aurait libéré
de mes fantômes. Contrairement à ce que vous croyez, je n’ai pas perdu le fil.
Revoici l’aplomb.
Car sitôt lue et relue la lettre du Florentin, Christophe
décida de lui écrire malgré les protestations du Conservateur. Celles-ci n’étaient
pas dépourvues de logique : la lettre d’un étranger dédaignée par le Roi
du Portugal est par ce seul fait privée du droit à l’existence. Si l’auteur de
la lettre qui n’existe plus reçoit une missive lui demandant des précisions sur
cette non-lettre, la preuve est fournie, implacable, qu’elle existe encore. De
cette contradiction, des conséquences dommageables peuvent naître pour le
malheureux Conservateur.
Mon frère n’eut cure de ces craintes. Selon son habitude, il
ne considérait pas les ruines, humaines ou matérielles, qu’il laissait derrière
lui. Seul importait d’avancer vers son but.
N’ayant pas eu le loisir de me rendre à Florence, je n’ai pu
retrouver la lettre de mon frère.
Mais j’ai consulté la réponse de Toscanelli :
«J’observe ta grande et noble ambition d’aller vers les
terres où poussent les épices.
En réponse à ta lettre, je t’envoie copie d’une autre lettre
que j’avais, avant les guerres de Castille, écrite à un ami alors au service du
très serein Roi du Portugal, lequel, de sa hauteur, souhaitait qu’on me
questionne sur mes observations. Je t’envoie aussi par la présente une carte
semblable
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