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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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pardonner. J’ai trop de rancœur et sans doute de
petitesse dans l’âme pour atteindre cette magnanimité.
     
    Trois seules ouvertures me relient au monde extérieur.
    La première n’est qu’un soupirail, haut perché au-dessus de
mon lit. Je ne l’ai jamais vu que fermé.
    La deuxième est la porte. Ne l’empruntent que le domestique
chargé de me nourrir, mon confesseur et, parfois, mon neveu le Vice-Roi.
    La troisième est mon amie, mais je ne peux l’atteindre qu’au
péril de mes os. Il s’agit d’une fenêtre complétée par deux sièges creusés dans
l’épaisseur du mur. Pour rejoindre cet incomparable poste de guet, je dois
grimper sur un coffre et, de là, gagner un rebord de marbre glissant comme de
la glace. Je sais que ces exercices ne sont plus de mon âge, qu’un jour je me
briserai la tête ou les deux hanches. Je sais que je devrais me déprendre une
bonne fois pour toutes de cette maladie de curiosité qui est, paraît-il, le
pire de ma nature. Mais une force en moi finit toujours par l’emporter sur la
prudence et la raison.
    La récompense qui m’attend là-haut est à la mesure des
efforts fournis et des risques encourus. De ce belvédère, mon regard peut
embrasser l’entièreté du port.
    À Gênes, personne ne donnait d’ordres à ses jambes, et
pourtant tout le monde se retrouvait au port. Il est vrai que toutes les rues
étaient en pente raide et que toutes ces pentes allaient vers l’eau.
    — À quoi sert le reste de la ville ? avait un jour
demandé Christophe.
    Nous n’avions pas dix ans. Et notre conclusion avait été que
le reste de la ville ne servait à rien.
    — Tu crois qu’il y a des villes sans port ?
    — Je crois que dans ces villes-là, personne ne survit.
    — Je crois aussi.
    Santo Domingo n’est pas Gênes, ni Lisbonne.
    Ne serait-ce que pour une raison : à Lisbonne et à
Gênes on ne parvenait pas à compter tous les bateaux amarrés aux quais. À Santo
Domingo, les doigts de quatre mains suffisent. Je n’ai jamais vu plus de vingt
caravelles ensemble dans la rivière Ozama.
    Santo Domingo n’est qu’un tout petit port encore dans l’enfance.
Le quai principal n’est qu’un ponton. Quant aux entrepôts, avec la meilleure
volonté calculatrice du monde, je ne suis arrivé qu’au chiffre de cinq, et
encore : au cinquième, il manque un toit.
    Las Casas, me trouvant un jour à mon perchoir, m’avait
demandé :
    — Qu’est-ce qui vous plaît tant dans les ports ?
    — On y voit le spectacle de la vie comme nulle part
ailleurs.
    Il m’a considéré longuement. Il a hoché la tête.
    — C’est bien ce que je pensais. Les ports ne vous
valent rien.
    Devant mon air interloqué, il a daigné préciser :
    — Vous m’avez dit vouloir vous préparer à la mort. Je
constate que les ports vous rattachent à la vie. Donc vous devez rompre avec
les ports.
    Je n’ai pas fait le compte. Depuis ma naissance, j’ai dû
rencontrer des milliers d’être humains dont des cosmographes, des
mathématiciens : personne n’est plus logique qu’un dominicain.
    Je suis redescendu penaud de ma vigie.
    Et j’ai juré d’y espacer mes visites.
    Dorénavant, j’attends la nuit pour reprendre mon
observation. Je regarde dormir le port. La marée monte et descend sous les
caravelles immobiles. À la moindre lueur de la lune, l’eau miroite. Sans l’entendre,
je devine ses bruissements qui réveillent ma vessie. Maintenant j’emporte un
vase pour n’être pas obligé de quitter ma haute fenêtre.
    Dans le chenil, les chiens, les terribles chiens d’attaque
ne cessent d’aboyer. On les nourrit juste assez pour qu’ils ne meurent pas,
mais gardent leur férocité.
    De longues files sombres, sans doute de rats, se faufilent
sous les portes des magasins. Là-bas devant la porte, des soldats jouent aux
dés.
    À voix basse, j’appelle Christophe. Je voudrais qu’il me
donne la permission. Il n’était pas prévu que je raconte son histoire. Je le
répète, c’est à Hernán, son deuxième fils, qu’il en avait confié le soin.
Saurai-je transmettre notre fièvre de toutes ces années-là ?
    Ce matin, comme presque tous les matins, une messe a été
célébrée en hommage au Découvreur.
    Tout au long de l’office, me rappelant son Livre des
prophéties, je me suis demandé si le titre de Découvreur aurait convenu à
mon frère : il se croyait annoncé. Désigné.
    Ainsi, pour lui, son œuvre n’était pas une découverte.
Plutôt un

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