L'Entreprise des Indes
question n’est venue. Je n’en ai pas été surpris. Ils
n’étaient occupés que de Christophe.
Alors je me suis levé :
— Je n’ai plus rien à dire. La suite vous la connaissez
mieux que moi : la manière dont mon frère a fini par convaincre la Reine
Isabelle et le Roi Ferdinand. Puis le fameux départ, le 3 août 1492,
de Palos de Moguer.
Ils se sont levés à leur tour. Las Casas m’a pris les deux
mains. Il m’a dit sa gratitude, plusieurs fois, avec chaleur et, semblait-il,
conviction.
Puis il m’a souhaité bonne santé.
Car il partait pour l’Espagne. Il allait, avec Montesinos, y
plaider la cause des Indiens. À son retour, il entendait bien reprendre « nos
conversations ».
— Nous n’avons pas répondu, n’est-ce pas ?
Pourquoi cette curiosité, pourquoi cette fièvre des Découvertes se sont-elles
soudain muées en la plus terrible des cruautés ?
Je lui ai fait double promesse : essayer d’avancer dans
l’élucidation de ce mystère. Et tenter de survivre.
Ils s’en sont allés, deux silhouettes blanches saluées par
les passants. Je les ai suivis des yeux un instant et j’allais regagner mon
antre quand Las Casas est revenu :
— J’y pense : frère Jérôme reste dans l’île. Je
vous le conseille comme confesseur. Je vous connais bien maintenant. Une âme
hantée telle que la vôtre a besoin d’accompagnement pour se préparer a la mort.
J’ai décliné l’offre. Maintenant je ne pouvais plus y
échapper : c’était à moi, et à moi seul d’affronter les tourments de la
mémoire.
III
La cruauté
J’ai décidé de m’offrir un répit. Sept jours durant, je vais
tenter d’oublier mon passé. Le présent est plus doux.
Mon tombeau est déjà prêt : j’y habite. L’Alcazar est
une grosse boîte percée de minuscules fenêtres carrées, peut-être pour indiquer
au monde qu’un palais n’a pas besoin de voir pour savoir. Une galerie court à
mi-hauteur sur les deux façades du levant et du couchant. Elle est agrémentée d’arcades.
Personne n’y passe jamais. Si bien que les soldats qui battent la semelle
devant la lourde porte doivent penser qu’ils gardent un palais vide.
L’Alcazar est construit en pierres d’ici, qui sont des
morceaux de corail. De là vient qu’elles paraissent rongées : elles
baignaient jadis dans la mer qui s’y entend pour dévorer. Souvent, je passe la
paume sur leur surface rugueuse et leur exprime ma gratitude : vivant
parmi vous, il me semble n’avoir pas quitté l’océan, alors qu’à ma grande
tristesse je ne puis plus naviguer. Mieux, quand personne ne me regarde – pour
ne pas ajouter un nouveau chapitre à ma réputation de folie déjà bien établie –,
je colle l’oreille contre l’une ou l’autre de ces pierres rongées. Et comme d’un
coquillage me vient le souffle du ressac.
Je n’aurais garde de me plaindre. Mon neveu bien-aimé se
montre aussi prévenant qu’il est possible. Chaque fois que les obligations de
son gouvernorat lui en laissent le loisir, Diego vient en personne s’enquérir
de ma santé.
Par respect, dont je lui sais gré, Diego a voulu son
appartement en tout point semblable au mien une antichambre, une chambre, un
cabinet de travail. Nous habitons tous deux l’aile nord du palais, lui au
premier étage, moi au rez-de-chaussée. Nos existences se superposent. Sauf qu’il
vit et règne sur les Indes et gouverne notre île, tandis que je ne suis plus
rien.
À mon plafond j’entends, du matin tôt jusque tard dans la
nuit, les preuves de son activité, Pour ma part, je ne dois guère le déranger.
Quoi de plus discret qu’une existence qui glisse vers sa fin ?
L’autre différence entre son étage et le mien, c’est une
femme, son épouse, Marie, et tout le monde dit qu’il l’aime. Son appartement à
elle jouxte le sien, du côté du couchant. Peut-être a-t-il voulu cette identité
entre nos appartements, l’a-t-il voulue pour bien me rappeler le double gouffre
qui nous sépare, le pouvoir que je n’ai plus, l’amour que je n’ai jamais eu ?
Les bonnes actions sont souvent entretissées d’intentions mauvaises.
D’où me vient soudain ce flux d’aigreur ? Décidément,
la vieillesse est mauvaise conseillère. Depuis sa naissance, depuis Porto
Santo, nous avons toujours été, mon neveu et moi, plus que des amis : des
alliés. Et qu’importaient les vingt-sept années nous séparant. Un instinct
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