L'Entreprise des Indes
nous
a tout de suite unis : les proches d’un homme tel que Christophe ne
pouvaient survivre à la violence et à la permanence de son énergie qu’en se
liguant.
Ne croyez pas que je m’ennuie. Outre mon travail quotidien
de mémoire, je ne manque pas de distractions.
Chaque vendredi, par exemple, j’accompagne le Vice-Roi dans
sa visite des constructions nouvelles.
Et nous voilà partis pour patauger trois heures dans le
sable et la boue, pour avaler toute la poussière du monde, pour manquer à
chaque pas de nous rompre les os en circulant sur des poutres instables ou des
murs non cimentés, pour tancer un à un tous les corps de métier capables de
toutes les impudences et d’abord celle du retard. Il faut voir le gouverneur en
titre et son prédécesseur (Diego et moi, l’oncle et le neveu) se prenant le
bras à tour de rôle, se bousculant, s’indiquant du doigt une perspective, puis
une autre, encore une autre, l’un comme l’autre enchantés de voir surgir du sol
la belle, si belle cité de Saint-Domingue. Ôla tour militaire de l’Hommage !
Je souhaite bien du courage à ceux qui voudraient nous attaquer, Ô l’élégance
de cette façade ! n’est-elle pas un peu trop avenante pour un couvent et,
qui plus est, des dominicains ? Cette maison que tu vois là, sais-tu qu’elle
fut la toute première ? J’en ai bien connu l’occupant, Francisco Garay, un
serviteur de ton père. Dis-moi, ces fondations annoncent un bâtiment
gigantesque. Tu diras à ton ami Las Casas que son ordre a du souci à se faire.
Les Franciscains auront bientôt un monastère de première puissance ! Cher
Bartolomé, te sens-tu la force de descendre dans les égouts ? Le réseau
décidé par Nicolas de Ovando n’est plus suffisant. J’ai ordonné de l’étendre…
De toutes les activités du Vice-Roi, celle de bâtisseur est
sa préférée. J’ai connu cette ivresse quand moi aussi j’ai créé une ville. Voir
une idée devenir tracé sur une feuille, voir ce tracé devenu pierres et ces
pierres devenir églises, palais, hôpital, puis voir la vie, le fourmillement
des hommes s’installer où, peu avant, n’était rien que de l’herbe et des arbres…
Celui qui se dit : de cet enchaînement de métamorphoses je suis la cause,
celui-là, une redoutable folie le guette, celle de se prendre sinon pour le
Créateur Lui-même, du moins pour quelqu’un de Sa corporation.
Ces promenades me procurent un autre plaisir dont je dois
hélas avouer qu’il est encore supérieur à celui qu’éprouve le créateur de
villes.
C’est une flamme qui me tord le ventre, à la manière de l’envie
qui, jadis, me prenait d’une femme ; c’est aussi un ricanement sardonique
qui me crispe la mâchoire. C’est une gaieté lumineuse qui, d’un même élan,
inonde l’intérieur du crâne et, malgré leur faiblesse, ordonne à mes jambes de
danser : c’est, disons-le avec franchise, le délice incomparable de la
revanche.
N’oubliez pas qu’à peine avais-je été nommé par mon frère,
le 5 mars 1496, Adelantado et Gouverneur de cette île, une
troupe d’Espagnols, plus avides que les autres et plus dépourvus de morale, se
rebellèrent contre l’ordre que j’entendais faire désormais régner. Un
redoutable capitaine avait pris leur tête, il avait pour nom Francisco Roldán – que
Las Casas, dans son histoire, le raconte tel qu’en lui-même, la pire race de
bandit !
Une véritable guerre civile s’ensuivit.
Ces rebelles, je ne sais comment, avaient plaidé leur cause
auprès de la Reine et du Roi et, plus invraisemblable encore, les avaient
convaincus que je devais être remplacé.
Mon successeur arriva durant l’été 1500 et sa première
mesure fut de nous mettre aux fers, dans la cale d’une caravelle, Christophe et
moi.
Et c’est ainsi, tels des malfaiteurs, que nous fûmes
reconduits en Espagne où nous ne mîmes pas longtemps à expliquer la vérité aux
monarques. Mais le mal était fait.
Aussi vous comprendrez ma jubilation d’aujourd’hui.
Quoi de plus délectable que revenir sur le lieu de sa plus
grande honte en triomphateur, neveu aimé du Vice-Roi, accompagné de la très
officielle et sans cesse renouvelée faveur royale ?
Je prends une jouissance jamais rassasiée des protestations
d’éternelle amitié de mes anciens ennemis.
Et ceux qui ont l’impudence de me fuir, je vais chercher un
à un leurs regards et les oblige à l’allégeance.
J’aimerais
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