L'Entreprise des Indes
56 milles 2/3. Car, troisièmement,
ces milles sont italiens, c’est-à-dire les plus brefs. Si vous n’avez plus rien
à ajouter – il laissa un silence –, je déclare close cette session de
notre Comité. Lequel rendra à Votre Majesté rapport sous huitaine.
Laquelle Majesté se leva et, contre toute attente, vint,
tout sourire, vers mon frère et, plus étonnant encore, lui prit les deux bras.
Avant, dans un silence total par miracle revenu, de lui répéter son affection
ainsi que l’intérêt qu’il portait à son Entreprise « dont (je me souviens
des mots exacts) vous voudrez bien me reparler sans tarder ».
Il est remarquable de noter qu’entendant ces amabilités
royales, les Mathématiciens changèrent à l’instant de visage. Le mépris qu’ils
témoignaient à mon frère devint obligeance. J’ai même, venant du plus terrible,
maître Rodrigo, entendu des encouragements :
— Il vous suffirait, capitaine, de revoir quelques
calculs pour que nous donnions plein avis favorable à votre si beau projet.
Telle est la nature de l’oreille humaine : elle entend
plus distinctement la voix de la puissance que celle de la conviction.
C’est accrochés à ces deux bienveillances, celle, spontanée,
du Roi, et celle, courtisane, du Comité, que nous avons attendu le verdict.
Hélas pour nous, les Mathématiciens n’avaient pas l’âme
courtisane, mais scientifique. Loin du regard de leur Roi, ils recouvrèrent
leur dignité en disant leur conviction : « Les calculs de ce marin
Colomb servent peut-être ses desseins personnels, mais aucunement la Vérité.
Conséquemment si d’aventure Votre Majesté apportait son concours financier à ce
voyage, Elle aurait toute chance de perdre plus que sa mise : la
considération des personnes raisonnables. »
Jean II convoqua mon
frère, lui montra les conclusions du Comité, lui dit sa désolation, mais qu’étant
donné la haute réputation de ces savants, il ne pouvait passer outre à leur
avis. Il lui redit sa désolation, lui multiplia les signes de son estime et de
son affection. Et comme, insigne honneur, il le raccompagna jusqu’à la porte,
il le pria de ne pas lui tenir rigueur de cette décision et de lui garder
fidélité.
Ces nobles et sensibles paroles, au lieu d’apaiser la colère
de mon frère, l’enflèrent jusqu’à la fureur.
Le soir, sa décision était prise. Pour lui, mais aussi pour
moi.
La famille Colomb, n’étant pas de celles qui supportent les
affronts, ne pouvait plus rester un jour supplémentaire dans le royaume du
Portugal si fermé aux Vraies Découvertes.
Avouons qu’une semaine nous fut tout de même nécessaire pour
vendre ce qu’on voulut bien nous acheter, fermer l’échoppe, bref, plier
bagages.
Et c’est ainsi que, le 17 octobre de l’an 1484, nous
quittâmes ma chère Lisbonne. J’aime à croire fondée mon impression de ce
jour-là : la ville semblait tout autant attristée que le Roi de nous voir
partir. Mais il est vrai que Lisbonne se complaît volontiers dans l’affliction.
Nous voyageâmes ensemble jusqu’à Coimbra. Puis nos chevaux s’écartèrent :
nos chemins se séparaient. Le père et le fils se dirigeaient vers l’Espagne.
Moi, je devais prendre la route de Porto, vers le nord. Leur jetant un dernier
regard, mon cœur se serra.
Mon frère tenait la main de son petit Diego qui allait sur
les cinq ans. Moi, je ne tenais rien. Christophe m’avait confié cette mission
fumeuse : défendre la cause de l’Entreprise des Indes auprès des deux
cours royales d’Angleterre et de France.
Ainsi s’achevait mon récit. Je puis vous assurer qu’il avait
tenu mes deux dominicains en haleine Pas une fois je n’avais été interrompu.
Chaque jour, durant les trois semaines qu’il avait duré, Las Casas et son
scribe Jérôme étaient arrivés à l’heure dite, comme s’ils ne vivaient que de
cette histoire. Chaque jour ils avaient gagné ma chambre en traversant la
chapelle, s’étaient assis et m’avaient écouté. Avec une immobilité de cadavre.
Seuls bougeaient les doigts de Jérôme, pour noter.
Raconter n’est rien d’autre que naviguer. Il faut trouver la
bonne veine de vent. Ensuite, il suffit de se laisser pousser. J’avais trouvé
la bonne veine : Christophe.
J’ai attendu, quelque temps, que l’un d’entre eux m’interroge,
au moins par politesse, sur mes huit années d’Angleterre et de France…
Aucune
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