Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen

L'envol des tourterelles

Titel: L'envol des tourterelles Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arlette Cousture
Vom Netzwerk:
l’évier installé à côté de la table de maquillage.
    Ils mangèrent des huîtres, une soupe aux fruits de mer et une assiette du pêcheur, et n’eurent que deux sujets de conversation: la Pologne, pour la nostalgie ou l’horreur, et la musique quand ils avaient besoin de respirer. Élisabeth apprit qu’il avait fait partie de l’orchestre du ghetto de Varsovie et qu’il avait échappé aux rafles et à la mort grâce à la générosité et à la complicité de mélomanes. Elle se dit que Marek et lui s’étaient sûrement croisés dans les rues de Varsovie, alors que la guerre n’avait pas encore éclaté et que les juifs ne portaient pas encore l’étoile de David ni le brassard, véritable garrot pour la saignée.
    Ni lui ni elle n’étaient retournés en Pologne, mais Nathaniel avait été approché pour prononcer une conférence sur la direction musicale.
    – Je ne sais même pas si j’ai le courage d’y aller.
    – Pourquoi?
    – Varsovie est le tombeau de toute ma famille et je marcherais sur ses cendres. Je serai forcé d’y réfléchirtrès sérieusement, parce que je suis toujours étonné de la puissance de mes souvenirs, de leur précision, de leur netteté.
    Élisabeth avala difficilement, comprenant au plus profond de sa chair ce qu’il exprimait.
    – Quatre cent mille personnes dans les deux ghettos de Varsovie. Des chômeurs. Des mères vendant des étoiles de David pour survivre! Pas d’écoles, l’instruction étant illégale. Pas de tribunaux non plus, parce que les juifs n’ont jamais pu être nommés juges. La fierté n’existait plus. On fouillait les détritus, et les enfants qui n’étaient pas morts de faim ou de fièvre typhoïde transmise par les poux faisaient du marché noir.
    – Mon frère Jan faisait le marché noir du charbon à Cracovie.
    – Mon frère Isaac faisait la même chose dans le ghetto de Varsovie, et il est mort avec un petit baluchon de charbon sur l’épaule.
    Un voile venait d’assombrir les yeux de Nathaniel, et Élisabeth se retint de lui tenir la main et de lui caresser le visage, attendant que le voile se lève et qu’il la retrouve. Elle repoussa son assiette sans le quitter des yeux. Jamais elle n’avait entendu raconter ce chapitre de l’histoire de son pays.
    – L’art était la seule chose qui nous restait et que les Allemands ne pouvaient assassiner. Il y avait trois orchestres, dans le ghetto. Et l’opéra. Et les musiciens jouaient, madame, en habit noir avec nœud papillon blanc. Pas de chaussures, mais de la classe chez les musiciens. Notre chef, M. Neuteich, portait la queue-de-morue. Rapiécée, mais queue-de-morue tout de même. Et nous avions un répertoire d’avant-garde. Nousavons joué du Vivaldi et du Bruckner, qui n’étaient pas reconnus à l’époque. Pas un seul compositeur allemand n’a été joué en concert dans le ghetto.
    Élisabeth sourit tristement à l’évocation de ce fait, sachant qu’il avait certainement fallu beaucoup de courage aux âmes musiciennes pour faire taire les Beethoven, Brahms et Schumann.
    – Dans l’orchestre, il y avait beaucoup de violons et très peu d’instruments à vent. Nous avons même joué un concerto avec des saxophones au lieu des cors. Il n’y avait pas de cors. Et puis c’était l’enfer pour les trompettistes, parce qu’un trompettiste affamé ne peut pas bien jouer de son instrument. Nous les nourrissions avant les concerts.
    – Vous les nourrissiez?
    – Oui. Chacun se privait un peu, préférant entendre un gargouillis d’estomac plutôt que de voir un musicien humilié.
    Au dessert, ils avaient fait le tour de leurs souvenirs, Élisabeth ayant relaté l’exécution de sa famille, sa fuite avec Jan, la mort de Marek, la traversée de l’Atlantique. Jamais elle n’avait bien raconté ces événements à Denis. Elle se rendit compte que c’était parce qu’il n’y avait pas de mots pour lui faire comprendre la faim, la peur, le deuil et la survie. Elle s’aperçut surtout que ses souvenirs résonnaient mieux lorsqu’elle les revivait en polonais.
    Il était plus de deux heures du matin lorsqu’ils sortirent du restaurant. Le plus naturellement du monde, Nathaniel la prit par l’épaule et elle mit son bras autour de sa taille. Le plus naturellement du monde aussi, elle le suivit chez lui et se nicha au creux de son aisselle, se demandant avec une vive émotion si ellene venait pas de ressusciter. Il goûtait bon la mer et, même s’ils

Weitere Kostenlose Bücher