L'envol du faucon
bien qu'il fût difficile de dire si c'était d'anxiété ou de rage contenue. Pendant tout le discours de l'ambassadeur, le cœur de Phaulkon avait battu la chamade, et maintenant sa furie grandissante l'étouffait presque.
« Auguste Seigneur et Maître, répondit Kosa, par le pouvoir de la poussière de vos pieds qui couvre ma tête, je conclus que les intentions des Français à l'égard de notre nation souveraine sont loin d'être honorables et qu'ils ont envoyé une armée entière pour accomplir leurs projets malveillants.
— Et quels sont ces projets, Pan ?
— Puissant Seigneur, les Français n'ont pas mis votre indigne esclave dans le secret de leurs desseins, mais je crois qu'ils osent imaginer qu'ils peuvent nous soumettre par la force militaire et imposer leur foi chrétienne au Maître de la Vie, une question qui semble obséder également leur roi, ses courtisans et ses prêtres.
— Vraiment ? » Le ton du roi était à la fois moqueur et défiant. « Pan, vous allez informer notre Pra Klang de la manière dégradante dont vous avez atteint nos rives.
— Puissant Seigneur, je reçois vos ordres. » L'ambassadeur tourna légèrement la tête en direction de Phaulkon. « Votre Excellence, en dépit de mes demandes répétées, les Français se sont donné beaucoup de mal pour m'empêcher de descendre à terre. J'ai dû finalement m'échapper en sautant pardessus bord et en nageant. Il est à tout à fait clair à mes yeux que les Français désiraient éviter le risque que j'alerte le Seigneur de la Vie sur les véritables effectifs de leurs forces. »
Phaulkon était profondément choqué. Un émissaire de marque du roi de Siam forcé de se rendre à terre à la nage ? Les Français étaient-ils devenus fous ? Etaient-ils prêts à tout ? La surprise devait être un élément crucial de leurs plans. Une idée sou-daine le frappa tandis qu'il écoutait Sa Majesté qui s'adressait maintenant à lui.
« Qu'avez-vous à répondre à tout cela, Vichaiyen ? »
Le ton du roi impliquait que Vichaiyen allait devoir fournir quelques explications. Après tout, l'idée d'inviter les Français au Siam venait de lui.
« Puissant souverain, je reçois vos ordres sur mes cheveux et sur ma tête. Je suis indigné par le traitement réservé à votre estimé ambassadeur ici présent, mais je suis désolé qu'il ne soit pas venu m'informer plus tôt de sa lamentable situation. Qui plus est, je suis surpris par le comportement des émissaires français que, de par leur nom et leur rang, je sais être gens de quelque distinction. Si le Seigneur de la Vie le permet, j'aimerais d'abord poser quelques questions à l'ambassadeur Kosa avant de tirer d'autres conclusions.
— Faites, Vichaiyen.
— Puissant Seigneur, je reçois vos ordres. Ambassadeur, puis-je vous demander si lors de votre très habile évasion quelqu'un d'autre a quitté le bateau ?
— Personne, Votre Excellence. J'ai donné ordre à mes serviteurs de rester en bas pour ne pas attirer l'attention sur mes faits et gestes. Après m'être échappé, j'ai été recueilli par une barque qui se dirigeait vers mon bateau avec un message des jésuites du séminaire. Ils annonçaient le retard de leur collègue Tachard. J'ai révélé mon identité, et j'ai vite ordonné au bateau de rebrousser chemin.
— De sorte, mon Seigneur, que le père Tachard ne serait pas au courant de votre évasion ?
— Certes non, Votre Excellence. Il n'a eu aucune possibilité de le savoir. »
Phaulkon réfléchissait à toute allure. Tout concordait. Tachard croyait que Kosa était toujours tranquillement à bord du bateau français. Au diable ces jésuites et leurs intrigues ! Elles allaient leur coûter cher, particulièrement à Tachard. Il était essentiel qu'il se justifiât immédiatement aux yeux de son maître. Ses relations avec le roi avaient beau reposer sur une estime mutuelle et quasi filiale — le défunt Barcalon lui avait dit une fois que Sa Majesté l'appelait fréquemment « notre fils farang » — , la fragilité du pouvoir dans une cour orientale n'autorisait pas d'erreurs de ce genre. Plus d'un courtisan dont la jalousie était depuis longtemps éveillée par la nomination d'un farang au poste le plus important du royaume saisirait la première occasion pour le renverser. Personne n'osait encore dire du mal du favori du roi en présence de Sa Majesté, mais les choses pourraient vite changer si l'occasion s'en présentait. Il était
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