L'envol du faucon

pilule trop amère à avaler pour la fière nation française, insista Kosa.
    — Ah ! Mais j'entends l'adoucir, ambassadeur.
    — Comment, Vichaiyen ? demanda Sa Majesté d'un ton qui indiquait un intérêt croissant.
    — Auguste Seigneur, je reçois vos ordres. Je sais de source sûre que le principal objectif de la mission française est de voir le Maître de la Vie se convertir à la foi catholique... »
    Un rire bref venu d'en haut l'interrompit. « Quelles étranges créatures que ces farangs, si avancées dans le domaine de la science et cependant si arriérées dans celui de l'âme ! » La voix de Sa Majesté trahit soudain une certaine inquiétude. « Ne pensez-vous pas, Vichaiyen, que le roi Roui nous considère comme un imbécile simplement parce que nous n'avons pas, nous, ordonné à nos ambassadeurs d'essayer de le convertir au bouddhisme pendant leur séjour à Paris ? » Il marqua un temps, comme s'il considérait attentivement 1 etrangeté d'une telle mentalité. « Voyons, Vichaiyen, il ne nous viendrait même pas à l'esprit de vous forcer, vous qui êtes notre Premier ministre, à renoncer à votre foi pour adopter la nôtre ! Chaque homme n'est-il pas libre de ses croyances ? Mais nous nous écartons du sujet. Veuillez continuer à exposer votre plan.
    — Puissant Seigneur, je reçois vos ordres. Nous devons offrir aux Français un trophée. Et, avec la gracieuse participation de Votre Majesté, nous pourrions leur offrir le plus grand de tous : votre propre conversion. Nous pourrions leur faire miroiter cela jusqu'à ce que nous ayons atteint notre but. J'ai déjà pris la liberté d'expliquer aux jésuites que Votre Majesté tient beaucoup à poursuivre son instruction religieuse mais que faire indûment pression sur Votre Majesté porterait préjudice à leur cause. J'ai en outre souligné que l'attitude de Votre Majesté sera presque certainement influencée par le comportement de la délégation française, surtout si Votre Majesté devait être impressionnée favorablement. Une intervention militaire française ne prédisposera guère Votre Majesté en leur faveur. Le père Tachard transmettra tout ceci aux chefs de la délégation.
    — Nous avons en effet de la chance, Vichaiyen, que le zèle aveugle et les espoirs fervents de vos prêtres jésuites nous facilitent à ce point la tâche de les tromper. Car si les exigences françaises sont bel et bien limitées au problème de notre conversion et que leurs chefs puissent se contenter d'un trophée si dérisoire, alors nous serons heureux de les convaincre de l'imminence de notre conversion, qui bien sûr n'aura jamais lieu. Mais cela suffira-t-il pour les inciter à accepter nos conditions ?
    — Auguste Seigneur, pas tout à fait. Le cheveu de votre tête se permet de suggérer que, malgré son importance stratégique, nous paraissions aussi leur céder le port de Bangkok à des fins commerciales, à condition bien sûr qu'ils acceptent de faire serment de totale allégeance à Votre Majesté.
    — Pardonnez-moi de vous interrompre, Votre Excellence », lança Kosa Pan qui avait du mal à cacher son indignation, « mais autoriser des forces étrangères expérimentées et équipées d'un armement sophistiqué à tenir garnison dans le fort de Bangkok équivaudrait à un suicide militaire.
    — Pas tant que ces forces sont en train de récupérer et qu'il y a un Siamois derrière chaque Français dans le fort. Nous y mettrons nos meilleurs combattants, et ils auront vite fait d'apprendre. De plus, je sais que les soldats français, comme tous les soldats, n'auront qu'une idée en tête après sept mois passés en mer. Privés de compagnie féminine, ils succomberont facilement aux charmes de nos femmes, surtout si nous leur tendons le piège approprié. Les Siamoises sont probablement les plus belles femmes du monde, et si elles peuvent exercer leurs charmes sur eux, les questions militaires seront vite oubliées. On ne peut guère tenir un fort avec un contingent de soldats languissant d'amour.
    — Mais qui vous dit, Vichaiyen, que nos femmes seront désireuses de se soumettre à de tels sacrifices ?
    — Puissant Seigneur, je reçois vos ordres. Avec la gracieuse permission de Votre Majesté, nous pourrions annoncer sur les marchés que les troupes françaises sont les invitées d'honneur de notre pays et que le Seigneur de la Vie a exprimé le vœu qu'elles soient reçues avec toutes les marques d'hospitalité.
    — Et