Léon l'Africain
ardentes pour la guérison de l’œil auguste. Seuls trois
magistrats purent répondre à l’appel ; le quatrième, le cadi malékite,
devait enterrer ce jour-là deux de ses jeunes enfants victimes de la peste.
Si le sultan tenait tant à ces prières, c’est qu’il
avait fini par accepter qu’on l’opère, ce qui eut lieu, à sa demande, un
vendredi, juste après la prière de midi. Il garda sa chambre jusqu’au vendredi
suivant. Alors il se rendit aux tribunes d’Achrafiah, fit venir les prisonniers
retenus dans les quatre maisons d’arrêt, dans le donjon de la citadelle ainsi
que dans l’Arkana, la prison du palais royal, et signa un grand nombre d’élargissements,
surtout de ses familiers tombés en disgrâce. Le plus célèbre bénéficiaire de l’auguste
clémence fut le maître barbier Kamaleddîn, dont le nom fit très vite le tour du
Caire, suscitant maints commentaires ironiques.
Beau garçon, Kamaleddîn avait longtemps été le
favori du sultan. L’après-midi, il lui massait la plante des pieds pour le
faire dormir. Jusqu’au jour où, le souverain ayant été atteint d’une
inflammation des bourses qui avait nécessité des saignées, ce barbier en avait
répandu la nouvelle à travers la ville avec force détails, s’attirant le
courroux de son maître.
Désormais, il était pardonné. Non seulement il
était pardonné, mais le sultan s’excusait même de l’avoir maltraité et lui
demandait, puisque tel était son vice, d’aller raconter par toute la ville que
l’œil auguste était guéri. En fait, les paupières étaient encore recouvertes d’un
bandage, mais le souverain se sentait assez vigoureux pour reprendre ses
audiences. D’autant que survenaient des événements d’une gravité
exceptionnelle. Il venait en effet de recevoir, l’un après l’autre, un envoyé
du chérif de La Mecque et un ambassadeur hindou arrivés quelques jours plus tôt
dans la capitale pour l’entretenir du même problème : les Portugais
venaient d’occuper l’île de Kamaran, ils contrôlaient fermement l’entrée de la
mer Rouge et avaient débarqué des troupes sur la côte du Yémen. Le chérif
craignait qu’ils ne s’attaquent aux convois des pèlerins d’Égypte qui avaient l’habitude
de passer par les ports de Yanbouh et Djeddah, désormais directement menacés. L’émissaire
hindou était venu quant à lui en grande pompe, accompagné de deux énormes
éléphants caparaçonnés de velours rouge ; il était surtout préoccupé du
commerce entre les Indes et l’empire mamelouk subitement interrompu par l’invasion
portugaise.
Le sultan se dit très affecté, observant que les
astres devaient être particulièrement défavorables aux musulmans cette
année-là, puisque dans le même temps survenaient la peste, la menace sur les
Lieux saints et sa propre maladie. Il ordonna à l’inspecteur des greniers, l’émir
Khuchkadam, de raccompagner l’émissaire hindou en cortège jusqu’à Djeddah, puis
de s’y installer afin d’organiser un service de renseignements sur les
intentions des Portugais ; il promit également d’armer une flotte et de la
conduire lui-même si Dieu lui prêtait santé.
*
Ce n’est pas avant le mois de chaabane que
l’on vit Kansoh arborer à nouveau sa pesante noria. On comprit alors qu’il
était définitivement guéri et la cité reçut l’ordre de pavoiser. Une procession
fut organisée, en tête de laquelle marchaient les quatre médecins royaux, vêtus
de pelisses de velours rouge garnies de zibeline, cadeau du souverain
reconnaissant. Les hauts fonctionnaires portaient tous des écharpes de soie
jaune et aux fenêtres des rues traversées pas le cortège pendaient des tissus
de même couleur en signe de réjouissance. Les grands cadis avaient orné leurs
portes de mousselines brochées et parsemées de grains d’ambre, les timbales
résonnaient dans la citadelle. Le couvre-feu ayant été levé, la musique et les
chants retentirent au coucher du soleil dans tous les coins de la ville. Puis,
quand la nuit fut bien noire, des feux d’artifice jaillirent au bord de l’eau,
accueillis par des acclamations frénétiques.
À cette occasion, dans la liesse générale, j’eus
soudain l’irrépressible envie de m’habiller à l’égyptienne. Je quittai donc mes
vêtements de Fassi, que je rangeai consciencieusement pour le jour où je
repartirais, puis j’enfilai une robe étroite à rayures vertes, cousue sur
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