Léon l'Africain
récupéré.
J’étais là depuis une heure sans doute, mon esprit
émergeant lentement de ses brumes, lorsque la Circassienne fit son entrée. Je
ne sais ce qui me frappa en premier. Était-ce son visage si beau, et pourtant
si découvert, seule une écharpe de soie noire retenant la chevelure
blonde ? Était-ce sa taille, si fine dans cette ville où ne sont
appréciées que les femmes abondamment nourries ? Ou peut-être la manière
ambiguë, déférente mais sans empressement, avec laquelle Akbar avait dit :
« Altesse ! »
Son équipage ne se distinguait en rien de celui de
la moindre bourgeoise : une seule servante, une paysanne aux gestes gourds
et à la mine constamment amusée, qui portait un objet plat maladroitement
enveloppé d’un vieux drap usé.
Mon regard fut sans doute insistant, car la
Circassienne détourna ostensiblement le visage, ce que voyant, Akbar vint me
confier, sur un ton volontairement cérémonieux :
« C’est Son Altesse royale la princesse Nour,
veuve de l’émir Aladin, neveu du Grand Turc. »
Je me forçai à regarder ailleurs, mais ma
curiosité n’en était que plus forte. Au Caire, nul n’ignorait le drame de cet
Aladin. Il avait pris part à la guerre fratricide qui avait opposé les
héritiers du sultan Bayazid. Il avait même paru triompher, un moment, lorsqu’il
s’était emparé de la ville de Brousse et avait menacé de prendre Constantinople.
Mais son oncle Sélim avait fini par l’emporter. Impitoyable, le nouveau sultan
ottoman avait fait étrangler ses propres frères et décimer leurs familles.
Aladin avait réussi cependant à s’enfuir et à se réfugier au Caire, où il avait
été reçu avec les honneurs. Un palais et des serviteurs lui avaient été
alloués, et l’on disait qu’il s’apprêtait alors à provoquer un soulèvement
contre son oncle, avec l’appui de l’empire mamelouk, du sophi de Perse et de
puissantes tribus turques au cœur même de l’Anatolie.
Cette coalition aurait-elle eu raison du
redoutable Sélim ? On ne le saura jamais : quatre mois après son
arrivée, Aladin était emporté par la peste. Il n’avait pas encore vingt-cinq
ans et venait tout juste d’épouser une belle Circassienne dont il s’était
épris, la fille d’un officier affecté à sa garde. Le sultan d’Égypte, attristé,
dit-on, par la mort du prince, présida lui-même la prière de l’absent. Les
obsèques furent grandioses, d’autant plus remarquées qu’elles se déroulaient
selon les coutumes ottomanes alors mal connues au Caire : les chevaux d’Aladin
marchaient en avant, la queue coupée et la selle retournée ; sur la
civière, au-dessus du corps, étaient placés son turban et ses arcs qu’on avait
brisés.
Deux mois plus tard, le maître du Caire reprenait
néanmoins possession du palais d’Aladin, une décision blâmée par la population.
À la veuve de l’Ottoman étaient allouées une modeste demeure et une rente si
dérisoire qu’elle l’obligeait à mettre à l’encan les quelques objets de valeur que
son mari lui avait laissés.
Tous ces faits m’avaient été rapportés en leur
temps, mais ils n’avaient pas pris pour moi de signification particulière.
Pendant que je les repassais en mémoire, la voix de Nour me parvint, poignante
mais digne :
« Le prince échafaude des plans dans son
palais, sans savoir qu’au même moment, dans une masure, les doigts d’un artisan
tissent déjà son linceul. »
Elle avait prononcé ces mots en arabe, mais avec
cet accent circassien que tous les Cairotes reconnaissent sans peine, puisqu’il
est celui des sultans et des officiers mamelouks. Avant que j’aie pu répondre,
le marchand était revenu, avec l’offre d’un prix :
« Soixante-quinze dinars. »
Elle blêmit :
« Cette pièce est unique au
monde ! »
C’était une tapisserie murale travaillée à l’aiguille
avec une rare précision et entourée d’un cadre en bois sculpté. Elle
représentait des loups qui couraient en meute vers le sommet d’une montagne
enneigée. Akbar me prit à témoin :
« Ce que dit Son Altesse est l’exacte vérité,
mais mon magasin est plein d’objets de valeur que je suis forcé de brader. Les
acheteurs se font rares. »
Par politesse, je hochais imperceptiblement la
tête. Se sentant en confiance, il renchérit :
« Cette année est la plus mauvaise depuis que
j’ai commencé de travailler, il y a trente ans. Les gens n’osent plus montrer
le
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