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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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arrivé, le voyageur est happé par le tourbillon des
rumeurs, des anecdotes, des moues bavardes. Cent inconnus l’abordent, lui
chuchotent à l’oreille, le prennent à témoin, le poussent par l’épaule pour
mieux le provoquer aux jurons ou aux rires qu’ils attendent. Désormais, il est
dans la confidence, il tient le bout d’une fabuleuse histoire, il lui faut
connaître la suite, dût-il rester jusqu’à la caravane suivante, jusqu’à la
prochaine fête, jusqu’à la saison des crues. Mais, déjà, une autre histoire est
commencée.
    Cette année-là, lorsque je débarquai épuisé et
hagard à un mille de ma nouvelle demeure, toute la ville, pourtant meurtrie par
la peste, se gaussait sans retenue de « l’œil auguste », celui du
monarque s’entend. Le premier vendeur de sirop, devinant mon ignorance et s’en
délectant, se fit un devoir de m’éclairer toutes affaires cessantes, éloignant
d’un geste dédaigneux ses clients assoiffés. Le récit que me firent plus tard
notables et marchands ne différait en rien de celui de cet homme.
    « Tout a débuté, me dit-il, par une entrevue
orageuse entre le sultan Kansoh et le calife. »
    Ce calife était un vieil homme irréprochable qui
vivait paisiblement dans son harem. Le sultan l’avait rudoyé et avait exigé de
lui qu’il se démît, prétextant que sa vue baissait, qu’il était déjà quasiment
aveugle de son œil gauche et que sa signature sur les décrets était toute
barbouillée. Kansoh voulait apparemment faire peur au prince des croyants pour
lui extorquer quelques dizaines de milliers de dinars en échange de son
maintien dans ses fonctions. Mais le vieil homme ne s’était pas prêté au jeu.
Il avait pris un papier glacé et rédigé sans trembler son acte d’abdication en
faveur de son fils.
    L’affaire se serait arrêtée là, une injustice de
plus qu’on aurait bientôt oubliée, si quelque temps après, le sultan lui-même n’avait
senti, un matin, une douleur à son œil gauche. Cela se passait deux mois avant
mon arrivée, au moment où la peste était la plus meurtrière. Mais le souverain
se désintéressait maintenant de l’épidémie. Sa paupière tombait. Bientôt, elle
se referma si complètement qu’il devait la relever avec son doigt pour lancer
le moindre regard. Son médecin diagnostiqua un ptôsis et prescrivit une
incision.
    Mon interlocuteur venait de m’offrir un gobelet de
sirop de rose et me proposa de m’asseoir sur une caisse en bois, ce que je fis.
Autour de nous, aucun attroupement. L’histoire reprit :
    « Comme le monarque refusait catégoriquement,
son médecin amena devant lui un officier supérieur, commandant de mille,
atteint du même mal, et l’opéra séance tenante. L’homme revint une semaine plus
tard montrer un œil complètement rétabli. »
    Inutilement. Le sultan, disait mon conteur,
préféra faire appel à une guérisseuse turque qui promit de le soigner sans
chirurgie, rien qu’en lui appliquant une pommade à base de poudre d’acier.
Après trois jours de traitement, le mal s’était étendu à l’œil droit. Le vieux
sultan ne sortait plus, ne traitait plus aucune affaire, ne parvenait même plus
à porter sur la tête sa noria, la lourde coiffure à longues cornes qu’avaient
adoptée les derniers souverains mamelouks d’Égypte. Si bien que ses propres
officiers, convaincus qu’il allait bientôt perdre la vue, s’étaient mis à lui
chercher un successeur.
    La veille même de mon arrivée au Caire, des
rumeurs de complot emplissaient la ville. Elles étaient naturellement parvenues
aux oreilles du sultan, qui avait décrété un couvre-feu du crépuscule à l’aube.
    « C’est pourquoi, termina le vendeur de sirop
en me désignant le soleil à l’horizon, si ta maison est éloignée tu ferais bien
de courir, parce que dans sept degrés toute personne trouvée dans les rues sera
flagellée en public jusqu’au sang. »
    Sept degrés, c’était moins d’une demi-heure. Je
regardai autour de moi. Il n’y avait plus que des soldats, à tous les coins de
rues, qui lorgnaient nerveusement du côté du couchant. N’osant ni courir ni
demander mon chemin de peur de paraître suspect, je me contentai de longer le
fleuve, pressant le pas et espérant que la maison serait aisément
reconnaissable.
    Deux soldats venaient à ma rencontre, pas et
regards inquisiteurs, lorsque je vis un sentier à ma droite. Je m’y engageai
sans un instant de réflexion,

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