Léon l'Africain
avec la curieuse impression de l’avoir pratiqué
chaque jour de ma vie.
J’étais chez moi. Le jardinier était assis à terre
devant la porte, le visage figé. Je le saluai d’un geste et sortis
ostensiblement mes clefs. Sans un mot, il s’écarta pour me laisser entrer, ne
paraissant nullement surpris de voir un inconnu pénétrer ainsi dans la demeure
de son maître. Mon assurance l’avait rassuré. Me sentant tout de même obligé de
lui expliquer la raison de ma présence, j’exhibai de ma poche l’acte signé par
le copte. L’homme ne le regarda pas. Ne sachant pas lire, il me fit confiance,
reprit sa place et ne bougea plus.
*
Le lendemain, quand je sortis, il était encore au
même endroit, sans que je puisse savoir s’il y avait passé la nuit ou s’il
avait repris sa faction à l’aube. Je fis quelques pas dans ma rue, qui me
sembla fort animée. Mais tous les passants me regardaient. Bien que je fusse
habitué à ce désagrément que connaissent tous les voyageurs, je sentais
néanmoins une insistance inhabituelle, que je mis sur le compte de mon
accoutrement maghrébin. Mais ce n’était pas cela. Un fruitier quitta son
échoppe pour venir me prodiguer conseil :
« Les gens sont étonnés de voir un homme de
ta qualité se déplacer humblement à pied dans la poussière. »
Sans attendre de réponse, il héla un ânier qui m’offrit
une bête majestueuse, garnie d’une belle couverture, et me laissa un jeune
garçon en guise d’estafier.
Monté de la sorte, je fis le tour de la vieille
ville, m’arrêtant surtout à la célèbre mosquée d’Amr et au souk des étoffes,
avant de pousser une pointe en direction du nouveau Caire d’où je revins la
tête chargée de chuchotements. Désormais, cette promenade serait quotidienne,
plus ou moins longue selon mon humeur et mes occupations, mais toujours
fructueuse. Car je rencontrais des notables, des officiers, des fonctionnaires
du palais, je faisais des affaires. Dès le premier mois, je m’arrangeai pour
placer dans une caravane de chameaux, affrétée par des commerçants maghrébins,
un chargement de crêpe indien et d’épices à l’adresse d’un marchand juif de
Tlemcen. À ma demande, il me renvoya un coffret d’ambre de Messa.
Entre deux affaires, je recueillais des
confidences.
C’est ainsi que j’appris, une semaine après mon
arrivée, que le sultan était désormais dans de meilleures dispositions.
Persuadé que sa maladie était un châtiment du Très-Haut, il avait convoqué les
quatre grands cadis d’Égypte, représentant les quatre rites de la Foi, pour
leur reprocher de l’avoir laissé commettre tant de crimes sans l’avoir
réprimandé. Il avait, dit-on, éclaté en sanglots devant les magistrats qui en
étaient restés médusés : le sultan était en effet un homme imposant, très
grand et très corpulent, avec une majestueuse barbe arrondie. Jurant qu’il
regrettait amèrement son comportement à l’égard du vieux calife, il avait
promis de réparer sans délai le mal qu’il avait causé. Et, séance tenante, il
avait dicté, à l’intention du pontife déchu, un message qu’il avait fait porter
sur-le-champ par le commandant de la citadelle. Le billet était ainsi
libellé : Je t’apporte le salut du sultan, qui se recommande à tes
prières. Il dégage sa responsabilité de la conduite qu’il a tenue à ton égard
et serait désireux de ne pas encourir tes reproches. Il n’a pas su résister à
une mauvaise impulsion.
Le jour même, le prévôt des marchands était
descendu de la citadelle, précédé de porte-flambeau qui se dispersèrent dans la
ville pour annoncer : « Selon un décret de Sa Royale Majesté le
sultan, sont abolis les taxes mensuelles et hebdomadaires et tous les impôts
indirects sans exception, y compris les droits sur les moulins du Caire. »
Le sultan était décidé coûte que coûte à attirer
sur son œil la miséricorde du Très-Haut. Il ordonna de rassembler dans l’hippodrome
tous les chômeurs de la capitale, hommes et femmes, et leur fit l’aumône de
deux pièces d’un demi-fadda chacun, soit une dépense totale de quatre cents
dinars. Il fit également distribuer trois mille dinars aux pauvres, surtout à
ceux qui habitaient la mosquée al-Azhar ainsi que les monuments mortuaires de
la Karafa.
À la suite de ces mesures, Kansoh convoqua à
nouveau les cadis et leur demanda de faire dire dans toutes les mosquées du
pays des prières
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