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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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la
poitrine puis évasée jusqu’au sol. Aux pieds, je mis des sandales à l’ancienne.
Sur ma tête, j’enroulai un large turban en crêpe indien. Et c’est ainsi
accoutré que je fis venir un âne, sur lequel je me mis à trôner au milieu de la
rue, entouré de mille voisins, pour suivre les festivités.
    Je sentais que cette ville était mienne et j’en
éprouvais un immense bien-être. En quelques mois j’étais devenu un véritable
notable cairote. J’avais mon ânier, mon fruitier, mon parfumeur, mon orfèvre,
mon papetier, des affaires prospères, des relations au palais et une maison sur
le Nil.
    Je croyais avoir atteint l’oasis des sources
fraîches.

L’ANNÉE DE LA CIRCASSIENNE

920 de l’hégire (26 février
1514 – 14 février 1515)
     
    Je me serais engourdi à jamais dans les délices et
les affres du Caire si une femme n’avait choisi, cette année-là, de me faire
partager son secret, le plus périlleux qui fût, puisqu’il pouvait me priver à
la fois de la vie et de l’au-delà.
    La journée où je l’ai connue avait commencé d’atroce
façon. Mon garçon ânier avait dévié de notre route habituelle, peu avant d’entrer
dans la nouvelle ville. Croyant qu’il voulait contourner quelque embarras, je
le laissai faire. Mais c’est au milieu d’un attroupement qu’il me mena, puis me
mettant la bride à la main, il grommela une excuse et s’éclipsa, sans que j’aie
même pu l’interroger. Il ne s’était jamais conduit de la sorte et je me promis
d’en parler à son maître.
    Je ne tardai pas à comprendre la raison de tant d’excitation.
Un détachement de soldats arrivait en effet par la rue Saliba, précédé de
tambours et de porte-flambeau. Au milieu de la troupe, un individu se traînait,
torse nu, les mains tendues en avant, attachées par une corde que tirait un
cavalier. Et on lisait une proclamation selon laquelle l’homme, un domestique
accusé de voler des turbans dans les souks pendant la nuit, était condamné à
être fendu par le milieu. Ce supplice, je le savais, était généralement réservé
aux meurtriers, mais l’on avait assisté, les jours précédents, à une série de
vols et les commerçants réclamaient un châtiment exemplaire.
    Le malheureux ne criait pas, se contentant de
geindre sourdement en dodelinant de la tête, quand, soudain, deux soldats se
jetèrent sur lui, lui faisant perdre l’équilibre. Avant qu’il ne fût même
étendu, l’un d’eux le prit solidement par les aisselles tandis que l’autre, au
même moment, lui enserrait les pieds. Le bourreau s’approcha, tenant des deux
mains une lourde épée, et d’un seul coup trancha l’homme en deux, par la
taille. Je détournai les yeux, ressentant au ventre une contraction si violente
que mon corps paralysé faillit tomber comme une masse. Une main secourable s’éleva
vers moi pour me soutenir, ainsi qu’une voix de vieillard :
    « Il ne faut pas contempler la mort du haut
de sa monture. »
    Plutôt que de sauter à terre, ce dont je me
sentais incapable, je me cramponnai à mon âne, tournai bride et m’éloignai,
soulevant autour de moi les protestations de ceux que ma manœuvre empêchait de
voir la suite du spectacle : on venait de placer sur un tas de chaux vive
la partie supérieure du supplicié qui, debout face à la foule, allait délirer
de longues minutes avant de s’éteindre.
    Pour tenter d’oublier, je décidai de vaquer à mes
occupations, d’aller m’informer des départs et arrivées de caravanes, d’écouter
quelques ragots. Mais, à mesure que j’avançais, ma tête devenait plus lourde. J’étais
comme frappé d’éblouissement ; je voguais à la dérive, d’une rue à l’autre,
d’un souk à l’autre, à moitié inconscient, respirant le safran et le fromage
frit, entendant comme dans un vacarme lointain les cris des vendeurs qui me
sollicitaient. Privé de l’estafier, toujours à son spectacle macabre, mon âne s’était
mis à rôder selon son humeur et ses habitudes. Et cela dura jusqu’au moment où
un marchand, remarquant mon malaise, ramassa la bride et me tendit une coupe d’eau
sucrée, parfumée au jasmin, qui à l’instant me desserra les entrailles. Je me
trouvais à Khan el-Khalili, et mon bienfaiteur était l’un des plus riches
négociants persans de la place, un certain Akbar, Dieu lui prodigue Ses
bienfaits ! Il me fit asseoir, jurant qu’il ne me laisserait pas sortir
avant que j’aie pleinement

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