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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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choisit pour ressentir les douleurs de l’accouchement.
Je dus sortir en rampant, me faufiler à travers mon jardin pour appeler une
sage-femme du voisinage, qui n’accepta de se déplacer qu’au bout d’une heure de
supplication, et à prix d’or : deux dinars si c’est une fille, quatre si c’est
un garçon.
    Quand elle vit le frêle sillon rosâtre entre les
cuisses boursouflées du bébé, elle me cria, fort dépitée :
    « Deux dinars ! »
    Ce à quoi je répondis :
    « Si tout se termine bien, tu en auras quand
même quatre ! »
    Comblée par tant de générosité, elle promit de
revenir quelques jours plus tard pour l’excision, qu’elle opérerait gratis. Je
la priai de n’en rien faire, lui expliquant que cette pratique n’existait pas
dans mon pays, ce dont elle se montra surprise et contrariée.
    Ma fille me semblait aussi belle que sa mère, et
tout aussi blanche. Je la nommai Hayat, Vie, n’ayant pour elle, comme pour
toute ma famille, de vœu plus cher que de sortir indemne de l’orgie meurtrière
du Caire où deux empires s’affrontaient, l’un enivré par son triomphe, l’autre
obstiné à ne pas mourir.
    Dans les rues, la bataille faisait toujours rage.
Les Ottomans, redevenus maîtres de la plupart des faubourgs, tentaient de
marcher vers le centre, mais ils n’avançaient que lentement et en subissant de
très lourdes pertes. Cependant, l’issue du combat ne faisant plus de doute,
soldats et miliciens désertèrent peu à peu le camp de Tumanbay tandis qu’à la
tête d’une poignée de fidèles, quelques fusiliers noirs et les Circassiens de
sa garde personnelle, le sultan mamelouk se battait encore une journée durant.
Dans la nuit du samedi, il se décida à quitter la ville, sans rien perdre
toutefois de sa détermination. Il fit dire qu’il reviendrait bientôt, avec des
forces accrues, pour déloger les envahisseurs.
    Comment décrire ce que firent les Ottomans quand
ils purent pénétrer à nouveau dans les quartiers du Caire ? Pour eux, il
ne s’agissait plus, comme lors de leur première victoire, de mettre hors combat
les troupes circassiennes qui leur avaient tenu tête ; c’était désormais
toute la population du Caire qu’il leur fallait punir : les soldats du
Grand Turc se répandirent dans les rues avec ordre de tuer tout ce qui
respirait. Nul ne pouvait quitter la cité maudite, puisque toutes les routes
étaient coupées ; nul ne pouvait se ménager un refuge, puisque les
cimetières eux-mêmes et les mosquées étaient transformés en champs de bataille.
On était contraint de se terrer chez soi en espérant que l’ouragan passerait.
Il y aurait eu ce jour-là, de l’aube au dernier quartier de la nuit, plus de
huit mille morts. Les rues étaient toutes couvertes de cadavres d’hommes, de
femmes, d’enfants, de chevaux et d’ânes, entremêlés en un interminable cortège
sanglant.
    Le lendemain, Sélim fit hisser au-dessus de son
camp deux étendards, l’un blanc, l’autre rouge, signifiant à ses hommes que
vengeance était désormais prise et que le carnage devait s’arrêter. Il était
temps, car, si les représailles s’étaient prolongées quelques jours encore avec
la même fureur, le Grand Turc n’aurait conquis en ce pays qu’un gigantesque
charnier.
    Tout au long de ces journées sanglantes, Nour n’avait
pas arrêté de prier pour la victoire de Tumanbay. Mes propres sentiments n’étaient
guère différents. D’avoir, un soir, accueilli le sultan mamelouk sous mon toit,
je n’en étais que plus sensible à sa bravoure. Surtout, il y avait Bayazid. Tôt
ou tard, un soupçon, une dénonciation, un bavardage le livreraient aux
Ottomans, ainsi que toute sa famille. Pour la sécurité de l’enfant proscrit,
pour la nôtre, il fallait que Tumanbay fût victorieux. Lorsque je réalisai,
dans la journée du dimanche, qu’il avait définitivement perdu la partie, j’explosai
contre lui, de déception, de peur et de rage contenue, déclarant qu’il n’aurait
jamais dû se lancer dans une entreprise si hasardeuse, entraîner la population
dans son sillage et attirer sur elle le courroux de Sélim.
    Bien qu’elle fût encore très affaiblie, Nour se
redressa d’un bond, comme si elle était réveillée par un mauvais songe. Dans sa
face livide, on ne voyait que ses yeux, qui ne fixaient rien.
    « Rappelle-toi les pyramides ! Que d’hommes
sont morts pour les construire, qui auraient pu passer de longues années

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