Léon l'Africain
besoin de personne. J’y arriverai
bien tout seul ! »
Il était penché par-dessus bord, tenant à la main
une corde avec laquelle il tentait d’accrocher la planche qui flottait, quand
soudain une longue queue jaillit de l’eau, s’enroula autour de lui et le
précipita dans le Nil. Je me mis à crier, tirant brutalement du sommeil
passagers et hommes d’équipage. On amena la voile pour arrêter la barque, qu’on
garda une heure entière amarrée à la berge, pendant que des mariniers
intrépides se jetaient à l’eau. Mais ce fut sans résultat. Tous s’accordèrent à
dire que le malheureux avait été dévoré par un crocodile.
Durant tout le reste du voyage, les histoires les
plus extraordinaires me furent rapportées au sujet de ces gigantesques lézards
qui terrorisent la haute Égypte. Il paraît qu’au temps des pharaons, puis des
Romains, et même au début de la conquête musulmane, les crocodiles faisaient
peu de ravages. Mais, au troisième siècle de l’hégire, un événement des plus
étranges se produisit : dans une grotte proche de Manfalout, on trouva une
statue en plomb représentant l’un de ces animaux, grandeur nature, couverte d’inscriptions
pharaoniques. Estimant qu’il s’agissait d’une idole impie, le gouverneur d’Égypte
de l’époque, un certain Ibn-Touloun, ordonna de la détruire. Du jour au
lendemain, les crocodiles se déchaînèrent, s’en prenant haineusement aux
hommes, semant la frayeur et la mort. C’est alors que l’on comprit que la
statue avait été élevée sous certaines conjonctions astrales pour dompter ces
animaux. Fort heureusement, la malédiction n’avait frappé que la haute Égypte.
En aval du Caire, les crocodiles ne se nourrissaient jamais de chair humaine,
sans doute parce que la statue qui les inhibe n’a jamais été retrouvée.
Après Manfalout, nous passâmes devant Assyout,
mais sans nous arrêter, en raison d’une nouvelle épidémie de peste qui y était
signalée. Notre escale suivante fut el-Mounchiya, où je rendis visite au
seigneur berbère qui la gouvernait. Puis ce fut au tour d’el-Khiam, une petite
ville dont la population est entièrement chrétienne, à l’exception du
commissaire de police. Deux jours plus tard, nous étions à Kina, un gros bourg
entouré d’une enceinte de briques crues à laquelle pendaient triomphalement
trois cents têtes de crocodiles. C’est là que nous prîmes la route terrestre
pour aller au port d’el-Koussaïr, sur la mer Rouge, munis d’outres bien
pleines, car du Nil à la côte on ne trouve pas un seul point d’eau. Il ne
fallut pas plus d’une semaine pour atteindre Yanbouh, port de l’Arabie Déserte,
où nous accostâmes avec l’apparition du croissant de rabih-thani quand
la saison annuelle de pèlerinage touchait à sa fin ; six jours plus tard,
nous étions à Djeddah.
Dans ce port boudé par la prospérité, peu de
choses méritent d’être visitées. La plupart des maisons sont des cabanes de
bois, à l’exception de deux mosquées anciennes et de quelques hôtelleries. Il
faut également signaler un dôme modeste où l’on prétend que Notre-Dame Ève,
mère des hommes, aurait passé quelques nuits. Cette année-là, la ville était
provisoirement administrée par un amiral ottoman qui s’était débarrassé de l’ancien
gouverneur, fidèle aux mamelouks, en le jetant d’un vaisseau dans une zone
infestée de requins. La population, pauvre dans l’ensemble, attendait du
nouveau pouvoir qu’il sévît contre les infidèles qui perturbaient le trafic
dans la mer Rouge.
Nous ne restâmes que deux jours à Djeddah, le
temps de prendre contact avec une caravane en partance pour La Mecque. À
mi-chemin entre les deux villes, je quittai mes habits pour revêtirl’ ihram des pénitents, deux longues bandes d’étoffe blanche sans couture, l’une
portée autour de la taille, l’autre sur les épaules. Mes lèvres répétaient sans
se lasser le cri des pèlerins : « Labbaika Allahoumma !
Labbaika Allahoumma ! Me voici, Seigneur ! » Mes yeux
cherchaient La Mecque à l’horizon, mais je ne vis la ville sainte qu’au bout d’une
nouvelle journée de route, et seulement lorsque j’arrivai devant ses murs. La
ville natale du Prophète, paix et salut sur lui ! est en effet située au
fond d’une vallée, entourée de monts qui la préservent des regards.
J’y entrai par Bab-el-Omrah, la plus fréquentée de
ses trois portes. Les rues me
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