Léon l'Africain
pillages se poursuivaient,
parfois à quelques pas du cortège sultanien.
Les Circassiens étaient les premières victimes.
Mamelouks ou descendants de mamelouks, ils étaient pourchassés sans répit.
Quand un haut dignitaire de l’ancien régime était pris, on le juchait sur un
âne, la face tournée vers l’arrière, coiffé d’un turban bleu et affublé de
clochettes qu’on lui attachait autour du cou. Ainsi accoutré, on le promenait
dans les rues, avant de le décapiter. Sa tête était ensuite exhibée sur une
perche, tandis que son corps était livré aux chiens. Dans chaque camp de l’armée
ottomane, des centaines de perches étaient ainsi plantées dans le sol, les unes
à côté des autres, macabres forêts que Sélim aimait à parcourir.
Bien entendu, les Circassiens, un moment trompés
par les promesses ottomanes, ne tardèrent pas à se débarrasser de leurs coiffes
habituelles, calottes ou turbans légers, pour arborer de gros turbans, afin de
se fondre dans la population. À la suite de quoi les soldats ottomans se mirent
à appréhender tous les passants sans distinction, les accusant d’être des
Circassiens déguisés et exigeant le paiement d’une rançon pour les laisser
partir. Quand les rues étaient vides, les militaires forçaient les portes des
maisons et, sous prétexte de débusquer les mamelouks en fuite, s’adonnaient au
pillage et au viol.
Le quatrième jour de cette année-là, le sultan
Sélim se trouvait au faubourg de Boulak, où son armée avait installé le plus
vaste de ses camps. Il avait assisté à quelques exécutions d’officiers puis
ordonné que les centaines de cadavres décapités qui encombraient le camp
fussent immédiatement jetés dans le Nil. Il était ensuite passé au hammam pour
se purifier avant de se rendre à la prière du soir dans une mosquée proche du
débarcadère. La nuit tombée, il avait regagné le camp et appelé quelques-uns de
ses aides auprès de lui.
La réunion venait tout juste de commencer lorsqu’un
tumulte inhabituel se produisit : des centaines de chameaux, chargés d’étoupe
enflammée, se ruaient vers les positions ottomanes, mettant le feu aux tentes.
Il faisait déjà sombre, et, à la faveur du désarroi ainsi créé, des milliers d’hommes
armés investirent le camp. À leur tête, Tumanbay. Ses troupes comprenaient des
soldats, certes, mais surtout des gens du commun, des matelots, des porteurs d’eau,
d’anciens condamnés qui avaient rejoint les milices populaires. Certains
étaient armés de poignards, d’autres n’avaient que des frondes, voire des
gourdins. Pourtant, la nuit et la surprise aidant, ils semèrent la mort dans
les rangs des Ottomans. Au plus fort de la bataille, Sélim lui-même fut cerné
de toutes parts, et seul l’acharnement de ses gardes lui permit de se frayer un
chemin vers l’extérieur. Le camp était aux mains de Tumanbay qui, sans perdre
un instant, ordonna à ses partisans de se lancer à la poursuite des troupes d’occupation
dans tous les quartiers du Caire et de ne faire aucun prisonnier.
Rue après rue, la capitale fut reconquise. Les
Circassiens s’étaient mis à pourchasser les soldats ottomans, avec l’aide
active de la population. Les victimes, devenues bourreaux, se montraient
impitoyables. Je vis moi-même, non loin de ma maison, le supplice de sept Turcs
qui s’étaient réfugiés dans une mosquée. Poursuivis par une vingtaine de
Cairotes, ils avaient pris refuge au sommet du minaret et s’étaient mis à tirer
à coups de fusil sur la foule. Mais ils furent rattrapés, égorgés et projetés
tout sanglants du haut de l’édifice.
La bataille avait commencé le mardi soir. Le
jeudi, Tumanbay vint s’installer dans la mosquée Cheikhu de la rue Saliba, dont
il fit son quartier général. Il semblait si maître de la ville que le lendemain
on prononça à nouveau le sermon en son nom du haut des chaires.
Sa situation n’en était pas moins précaire. Une
fois passée la surprise de l’attaque initiale, les Ottomans s’étaient
ressaisis. Ils avaient repris Boulak, s’étaient infiltrés dans le vieux Caire
jusqu’aux abords de ma rue et, à leur tour, récupéraient pas à pas le terrain
perdu. Tumanbay contrôlait principalement les quartiers populaires du centre,
dont il avait interdit l’accès par des tranchées hâtivement creusées ou par des
barricades.
De tous les jours qu’Allah a créés, c’est ce
vendredi-là et aucun autre que Nour
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