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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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tranchée d’Arouj Barberousse, tué par les Castillans
qui promenaient leur macabre trophée de port en port.
    Quand nous fûmes installés, je me mis à raconter à
Abbad mes souvenirs concernant le corsaire, la visite que j’avais rendue à son
camp, l’ambassade que j’avais effectuée en son nom à Constantinople. Soudain,
mon compagnon me fit signe de baisser la voix.
    « Derrière toi, me chuchota-t-il, il y a deux
marins siciliens, un jeune et un vieux, qui t’écoutent avec un peu trop d’intérêt. »
    Je me retournai furtivement. L’allure de nos
voisins n’était guère rassurante. Nous changeâmes alors de conversation, et
fûmes soulagés de les voir partir.
    Une heure plus tard, nous sortîmes à notre tour,
gais et repus, contents de marcher le long de la plage, sur le sable mouillé,
sous une lune resplendissante.
    Nous venions de dépasser quelques cabanes de
pêcheurs quand, tout à coup, des ombres suspectes s’allongèrent devant nous. En
un instant, nous nous retrouvâmes entourés d’une dizaine d’hommes armés d’épées
et de poignards, parmi lesquels je reconnus sans peine nos deux voisins de
table. L’un d’eux cracha quelques interjections en mauvais arabe ; je
compris toutefois qu’il ne fallait ni parler ni bouger si nous ne voulions pas
être transpercés. L’instant d’après, nous étions projetés à terre.
    La dernière image que je garde est celle du poing
qui s’abattit, devant mes yeux, sur la nuque d’Abbad. Puis je sombrai dans une
longue nuit tourmentée, étouffante, naufrageuse.
    Aurais-je pu deviner que c’était le plus
extraordinaire de mes voyages qui commençait de la sorte ?

IV

LE LIVRE DE ROME

 
     
     
     
     
    Je ne voyais plus terre, ni mer, ni soleil, ni le
bout du voyage. Ma langue était saumâtre, ma tête était nausées, et brumes, et
douleurs. La cale où l’on m’avait jeté sentait le rat mort, les vaigres
moisies, les corps de captifs qui avant moi l’avaient hantée.
    Ainsi, j’étais esclave, mon fils, et mon sang
avait honte. Moi dont les ancêtres avaient foulé en conquérant le sol de l’Europe,
je serais vendu à quelque prince, à quelque riche marchand de Palerme, de
Naples, de Raguse, ou, pire, à quelque Castillan qui me ferait boire à chaque
instant toute l’humiliation de Grenade.
    Près de moi, alourdi des mêmes chaînes, des mêmes
boulets, Abbad le Soussi était couché, à ras de poussière, tel le plus vil des
serviteurs. Je le contemplai, miroir de ma propre déchéance. Hier encore, il
tonnait fièrement sur le pont de sa caravelle, distribuant rires et coups de
pied, et la mer entière n’était pas assez vaste pour lui, ni la houle assez
déchaînée.
    Je soupirai bruyamment. Mon compagnon d’infortune,
que je croyais endormi, rétorqua, sans même ouvrir les yeux :
    « Alhamdoulillah !
Alhamdoulillah ! Remercions Dieu pour tous Ses bienfaits ! »
    Ce n’était guère pour moi le moment de blasphémer.
Aussi me contentai-je de dire :
    « Remercions-Le à toute heure. Mais de quoi
voudrais-tu Le remercier en cette circonstance précise ?
    — De m’avoir dispensé de ramer comme ces
malheureux galériens dont j’entends le souffle gémissant. Je Le remercie
également de m’avoir laissé en vie, et en bonne compagnie. N’est-ce pas là
trois évidentes raisons de dire Alhamdoulillah ! »
    Il se redressa.
    « Je ne demande jamais à Dieu qu’il me
préserve des calamités ; seulement qu’il me préserve du désespoir. Aie
confiance : quand le Très-Haut te lâche d’une main, il te rattrape de l’autre. »
    Abbad disait vrai, mon fils, plus vrai qu’il ne
pensait. N’avais-je pas quitté, à La Mecque, la main droite de Dieu ? À
Rome j’allais vivre au creux de Sa main gauche !

L’ANNÉE DE SAINT-ANGE

925 de l’hégire (3 janvier
1519 – 22 décembre 1519)
     
    Mon ravisseur avait du renom et de pieuses
frayeurs. Pietro Bovadiglia, vénérable pirate sicilien, déjà sexagénaire,
maintes fois meurtrier et redoutant de rendre l’âme en état de rapine, avait
éprouvé le besoin de réparer ses crimes par une offrande à Dieu. Ou plutôt par
un cadeau à Son représentant sur cette rive de la Méditerranée. Léon le
dixième, souverain et pontife de Rome, commandeur de la chrétienté.
    Le cadeau au pape, c’était moi, présenté avec
cérémonie le dimanche 14 février pour la fête de saint Valentin. On m’en
avait averti la veille et, jusqu’à

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