Léon l'Africain
semblèrent bien étroites, et les maisons collées
les unes aux autres, mais mieux construites et plus riches que celles de
Djeddah. Les souks étaient tout emplis de fruits frais, en dépit de l’aridité
de l’environnement.
À mesure que j’avançais, je me sentais transporté
dans un univers de rêve : cette ville, bâtie sur ces terres stériles,
semblait n’avoir jamais eu d’autre destin que le recueillement ; au
centre, la Noble Mosquée, demeure d’Abraham ; et, au cœur de la mosquée,
la Kaaba, imposant édifice autour duquel j’avais envie de tourner jusqu’à l’épuisement
et dont chaque coin porte un nom : Angle d’Irak, Angle de Syrie, Angle du
Yémen, Angle Noir, le plus vénéré, dirigé vers l’est. C’est là qu’est encastrée
la Pierre Noire. On m’avait enseigné qu’en la touchant je touchais la main
droite du Créateur. D’habitude, tant de gens s’y pressent qu’il est impossible
de la contempler longtemps. Mais, les grandes vagues de pèlerins étant passées,
je pus m’approcher à loisir de la Pierre, la couvrir de baisers et de larmes.
Quand je dus céder la place à Nour, qui me suivait
à distance, je partis boire, sous une voûte proche de la Kaaba, l’eau bénite de
Zam-Zam. Puis, remarquant que la porte de la Kaaba venait d’être ouverte pour quelque
visiteur de marque, je m’empressai d’y pénétrer, l’espace d’une prière. Elle
était dallée de marbre blanc strié de rouge et de bleu, avec, recouvrant les
murs sur toute leur longueur, des tentures de soie noire.
Le lendemain, je revins aux mêmes endroits et
répétai avec ferveur les mêmes rites, puis je m’assis, pendant des heures,
adossé à l’enceinte de la mosquée, insensible à ce qui m’entourait. Je ne
cherchais pas à réfléchir. Mon esprit était simplement ouvert à la pensée de
Dieu comme une fleur à la rosée du matin, et j’avais tant de bien-être que
toute parole, tout geste, tout regard devenaient futiles. C’est à regret que je
me levais à la tombée de chaque jour, c’est avec joie que j’y retournais chaque
lendemain.
Souvent, au cours de ma méditation, des versets
revenaient à ma mémoire, surtout ceux de la sourate de la génisse, qui évoquent
longuement la Kaaba. « Nous avons établi la Sainte Demeure pour qu’elle
soit la retraite et l’asile des hommes, et nous avons dit : prenez la
station d’Abraham pour oratoire. » Mes lèvres murmuraient les paroles du
Très-Haut, comme au temps de la Grande Récitation, sans balbutiement ni
altération. « Dites : Nous croyons en Dieu et à ce qui a été envoyé
du Ciel à nous, à Abraham et Ismaël, à Isaac, à Jacob, aux douze tribus, aux
Livres qui ont été donnés à Moïse et à Jésus, aux Livres accordés aux prophètes
par le Seigneur ; nous ne mettons point de différence entre eux, et nous
sommes musulmans, résignés à la volonté de Dieu. »
*
Nous quittâmes La Mecque au bout d’un mois, plus
vite écoulé qu’une nuit d’amour. Mes yeux étaient encore pleins de silence, et
Nour éloignait de moi le vacarme des enfants. Nous avions pris la direction du
nord, pour visiter à Médine le tombeau du Messager de Dieu, avant d’atteindre Tabouk,
Akaba puis Gaza, où un marchand du Sous offrit de nous emmener sur son bateau,
une caravelle amarrée dans une crique à l’ouest de la ville. J’avais rencontré
cet homme durant la dernière étape du voyage et nous chevauchions souvent côte
à côte. Il s’appelait Abbad. Il avait mon âge, ma taille, mon goût du négoce et
des voyages, mais, là où j’avais des angoisses, il n’avait que des rondeurs. Il
est vrai qu’il avait lu peu de livres, gardant intactes certaines ignorances
que j’avais trop tôt perdues.
Nous étions déjà au large quand Nour me demanda
pour la première fois :
« Où allons-nous ? »
La réponse aurait dû être évidente, pour elle
comme pour moi. N’avais-je pas une maison à Tunis, où m’attendaient ma mère et
ma fille aînée ? Pourtant, je demeurai silencieux, arborant un sourire
énigmatique. Ma Circassienne insista :
« Qu’as-tu dit à ton ami ?
— Son bateau va traverser toute la
Méditerranée avant de redescendre, après Tanger, le long de la côte atlantique.
Nous débarquerons là où il nous plaira. »
Plutôt que de dévoiler son inquiétude, Nour
emprunta une voix chantonnante :
« Ni en Égypte, ni en Syrie, ni en
Candie… »
Je poursuivis,
Weitere Kostenlose Bücher