Léon l'Africain
l’aube, j’étais resté adossé au mur de ma
cellule, incapable de dormir, prêtant l’oreille aux bruits ordinaires de la
ville, le rire d’un garde, la chute de quelque objet dans le Tibre, les pleurs
d’un nouveau-né, démesurés dans le silence obscur. Je souffrais souvent d’insomnie
depuis mon arrivée à Rome, et j’avais fini par deviner ce qui rendait les
heures si oppressantes : plus que l’absence de liberté, plus que l’absence
d’une femme, c’était l’absence du muezzin. Jamais auparavant je n’avais vécu
ainsi, semaine après semaine, dans une cité où ne s’élève pas l’appel à la
prière, ponctuant le temps, emplissant l’espace, rassurant hommes et murs.
Cela faisait bien un mois que j’étais enfermé au
château. Après la pénible traversée et d’innombrables arrêts, j’avais été
débarqué, sans Abbad, sur un quai de Naples, la plus peuplée des villes
italiennes. Puis conduit seul à Rome par la route. Je ne devais revoir mon
compagnon que trois ans plus tard, dans de curieuses circonstances.
J’étais toujours enchaîné, mais, à ma grande
surprise, Bovadiglia jugea bon de s’en excuser :
« Nous sommes en territoire espagnol. Si les
soldats voyaient un Maure sans chaînes, ils s’en prendraient à lui. »
Le ton respectueux me laissa espérer que je serais
désormais moins rudement traité. Impression confirmée dès mon arrivée au
château Saint-Ange, imposante forteresse cylindrique à laquelle on m’avait fait
accéder par une rampe en colimaçon. Je fus installé dans une petite pièce,
meublée d’un lit, d’une chaise et d’un coffre en bois, comme s’il s’agissait d’une
modeste hôtellerie plutôt que d’une prison, exception faite de la lourde porte,
dûment cadenassée de l’extérieur.
Dix jours plus tard, je reçus un visiteur. À voir
l’empressement que les gardes mettaient à l’accueillir, je compris qu’il s’agissait
d’un familier du pape. Il me salua avec respect et se présenta. C’était un
Florentin du nom de messire Francesco Guicciardini, gouverneur de Modène et
diplomate au service de Sa Sainteté. Je déclinai à mon tour noms, titres et
activités éminentes, n’omettant aucune ambassade, aussi compromettante
fût-elle, de Tombouctou à Constantinople. Il en parut ravi. Nous conversions en
castillan, langue que je comprenais assez bien mais dans laquelle je ne m’exprimais
qu’avec difficulté. Il s’imposa donc de parler lentement, et, comme je me
désolais poliment de l’inconvenance que mon ignorance représentait, il
répondit, fort courtois :
« Moi-même j’ignore l’arabe, pourtant parlé
tout autour de la Méditerranée. Je devrais également vous présenter des
excuses. »
Encouragé par son attitude, je prononçai du mieux
que je pus quelques mots d’italien vulgaire, c’est-à-dire de toscan, dont nous
rîmes ensemble. Après quoi, je lui promis sur un ton de défi amical :
« Avant la fin de l’année, je parlerai ta
langue. Pas aussi bien que toi, mais suffisamment pour me faire
comprendre. »
Il en prit acte par un hochement de tête, tandis
que je poursuivais :
« Il y a toutefois des habitudes qu’il me faudra
du temps pour acquérir. Notamment celle qu’ont les Européens de s’adresser à
leur interlocuteur en disant « vous », comme s’il était plusieurs ou
« elle », comme s’il était une femme absente. En arabe, on dit
« toi » à tout le monde, prince ou serviteur. »
Le diplomate fit une pause, moins pour réfléchir,
me sembla-t-il, que pour entourer de solennité les mots qui allaient suivre. Il
était assis sur l’unique chaise de la pièce, vêtu d’un bonnet rouge qui
épousait la forme de sa tête, lui donnant l’air d’un conspirateur. J’étais
assis sur le coffre, à un pas de lui. Il se pencha, pointant vers moi un nez
prédateur.
« Messire Hassan, votre venue ici est
importante, suprêmement importante. Je ne puis vous en dire plus, car le secret
appartient au Saint-Père, et lui seul pourra le dévoiler quand il le jugera
opportun. Mais ne croyez pas que votre aventure soit due au seul hasard, ou au
simple caprice d’un corsaire. »
Il s’avisa :
« Je ne veux pas dire par là que ce brave
Bovadiglia ait sillonné les mers à votre recherche. Nullement. Mais il savait
quel type de Maure devrait être présenté au Saint-Père : un voyageur, un
lettré. Il est tombé, de surcroît, sur un diplomate. Nous
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