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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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comme
une affirmation insolente de mes origines maures, comme un défi au pape, sans
doute même comme une manifestation d’impiété. Parmi les Italiens que je
rencontrais, la barbe n’était pas courante, plutôt une marque d’originalité
réservée aux artistes, originalité élégante chez les uns, débordante chez d’autres.
Certains étaient attachés à cet attribut, d’autres étaient prêts à s’en défaire
plutôt que de se voir interdits de cour. Pour moi, la chose ne pouvait que
prendre une autre signification. Dans mon pays, la barbe est de règle. Ne pas
en avoir est toléré, surtout pour un étranger. La raser quand on l’a portée
pendant de longues années est signe d’abaissement et d’humiliation. Je n’avait
nulle intention de subir un tel affront.
    Me croirait-on si je disais que, cette année-là, j’étais
prêt à mourir pour ma barbe ? Et pas seulement pour ma barbe, car tous les
combats étaient confondus dans mon esprit, comme dans celui du pape : la
barbe des clercs, les seins nus sur la voûte de la Sixtine, la statue de Moïse,
regard foudroyant et lèvres frémissantes.
    Sans l’avoir cherché, je devins un pivot et un
symbole de la résistance obstinée à Adrien. En me voyant passer, caressant
fièrement les poils touffus de mon menton, les Romains les plus glabres
murmuraient leur admiration. Tous les pamphlets rédigés contre le pape
arrivaient d’abord entre mes mains avant d’être glissés sous les portes des
notabilités de la ville. Certains textes n’étaient qu’un tissu d’insultes,
« barbare, ladre, porc » et pire. D’autres parlaient à la fierté des
Romains : « Plus jamais un non-Italien ne viendra siéger sur le trône
de Pierre ! » J’avais arrêté tout enseignement, toute étude,
consacrant mon temps à ce combat. Il est vrai que j’étais correctement
rétribué. Le cardinal Jules me faisait parvenir d’importantes sommes d’argent
accompagnées de lettres d’encouragement ; il promettait de me montrer
toute l’étendue de sa reconnaissance dès que la fortune aurait changé.
    J’attendais cette heure avec impatience, car ma
situation à Rome devenait précaire. Un prêtre de mes amis, auteur d’un pamphlet
incendiaire, avait été enfermé à Saint-Ange deux heures après m’avoir rendu
visite. Un autre avait été molesté par des moines espagnols. Je me sentais
moi-même constamment épié. Je ne sortais plus de chez moi, sauf pour faire
quelques rapides achats dans le quartier. Chaque nuit, j’avais l’impression de
dormir pour la dernière fois aux côtés de Maddalena. Et je la serrais d’autant
plus fort.

L’ANNÉE DE SOLIMAN

929 de l’hégire (20 novembre
1522 – 9 novembre 1523)
     
    Cette année-là, le Grand Turc devait retrouver
grâce à mes yeux. Bien entendu, il n’en a jamais rien su, mais quelle
importance ? C’est en moi-même que la querelle avait fait rage, et c’est
en moi-même qu’elle devait se résorber.
    J’avais dû fuir le puissant empire de l’islam pour
ôter un enfant à la vindicte d’un monarque sanguinaire, et j’avais trouvé dans
la Rome chrétienne le calife à l’ombre duquel j’aurais tant voulu vivre à
Bagdad ou à Cordoue. Mon esprit se complaisait dans ce paradoxe, mais ma
conscience n’était pas apaisée. Était-il résolu, le temps où je pouvais être
fier des miens sans que ce fût par une misérable vantardise ?
    Puis il y eut Adrien. Puis il y eut Soliman. Et
surtout cette visite d’Abbad. À son retour de Tunis, il était passé me voir,
fidèle à sa promesse, et, avant même qu’il n’ait desserré les lèvres, ses yeux
me plaignaient déjà. Comme il hésitait à m’assener ce qu’il avait appris, je me
devais de le mettre en confiance :
    « On ne peut reprocher au messager ce dont la
Providence est responsable. »
    Ajoutant, avec un sourire affecté :
    « Quand on a quitté sa famille depuis des
années, on ne peut en attendre aucune bonne nouvelle. Même si tu me disais que
Nour venait d’avoir un enfant, ce serait un malheur. »
    Estimant sans doute que sa tâche deviendrait
encore moins aisée s’il me laissait aller plus loin dans la plaisanterie, mon
ami se décida à parler : « Ta femme ne t’a pas attendu. Elle n’a vécu
que quelques mois dans ta maison de Tunis. »
    Mes mains étaient moites.
    « Elle est partie. En te laissant
ceci. »
    Il me tendit une lettre que je décachetai. La
calligraphie en était soignée,

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