Léon l'Africain
un
inquisiteur, puisqu’à Constantinople Sélim le Cruel est mort depuis deux ans et
que c’est Soliman qui le remplace. »
En un sens, Abbad disait vrai. J’étais désormais
libre de mes sentiments, de mon enthousiasme, libre de me joindre aux effusions
spontanées de Maddalena. Que de bonheur, que de sérénité à pouvoir tracer au
milieu des événements du monde une ligne de partage entre les motifs de joies
et de peines ! Ce bonheur-là, toutefois, je savais qu’il m’était interdit,
de par ma nature même.
« Mais je te connais, reprit Abbad sans me
regarder. Tu ne sais pas mener une joie jusqu’à son terme. »
Il réfléchit un moment.
« Je crois que, tout simplement, tu n’aimes
pas les princes, et encore moins les sultans. Quand l’un d’eux remporte une
victoire, tu te retrouves d’emblée dans le camp de ses ennemis, et quand
quelque sot les vénère, c’est déjà pour toi une raison de les abhorrer. »
Cette fois encore, Abbad disait sans doute vrai.
Voyant que je ne cherchais pas à me défendre, il me pourchassa :
« Pourquoi serais-tu hostile à
Soliman ? »
Il me parlait avec tant d’émouvante naïveté que je
ne pus m’empêcher de sourire. À ce même instant, Maddalena entra dans la pièce.
Elle entendit la phrase de mon ami, qu’il s’empressa de lui traduire en
italien, sachant qu’elle lui viendrait tout de suite en renfort. Ce qu’elle fit
avec vigueur :
« Pourquoi, diable, es-tu hostile à
Soliman ? »
Elle s’avança lentement vers nous, toujours
affalés contre le mur, tels des écoliers en train de se réciter la longue
sourate des femmes. Abbad se redressa avec, à la bouche, un mot confus. Je
restai en place, songeur et perplexe. Comme pour accompagner ma pensée,
Maddalena se lança dans un éloge passionné du Grand Turc :
« Depuis qu’il est au pouvoir, Soliman a mis
fin aux pratiques sanglantes de son père. Il n’a fait égorger ni frères, ni
fils, ni cousins. Les notables déportés d’Égypte ont été ramenés chez eux. Les
prisons se sont vidées. Constantinople chante les louanges du jeune souverain,
comparant son action à celle d’une rosée bienfaisante ; et Le Caire ne vit
plus dans la peur et dans le deuil.
— Un sultan ottoman qui ne tue
pas ! »
Mon ton était fort dubitatif. Abbad
rectifia :
« Tout prince doit tuer. Le tout est qu’il n’y
trouve pas son plaisir, comme ce fut le cas du vieux sultan. Soliman est bien
de la race des Ottomans et, dans la conquête, il ne le cède en rien à son père.
Depuis deux mois, il assiège les chevaliers de l’île de Rhodes, avec la plus
grande flotte que l’islam ait jamais connue. Parmi les officiers qui l’entourent,
il y a Haroun, ton beau-frère, et avec lui son fils aîné, celui qui devrait un
jour épouser Sarwat, ta fille, sa cousine. Que tu le veuilles ou non, les tiens
sont dans cette bataille. Même si tu n’avais nulle envie de te joindre à eux,
ne devrais-tu pas au moins souhaiter leur victoire ? »
Je me retournai vers Maddalena, qui semblait ravie
des propos de mon ami. Je l’interrogeai avec quelque solennité :
« Si je décidais que l’heure était venue pour
nous de prendre le chemin de Tunis avec notre enfant, qu’en penserais-tu ?
— Tu n’as qu’un mot à dire, et je partirai
avec joie, loin de ce pape inquisiteur qui n’attend qu’une occasion de se
saisir de toi ! »
Abbad était le plus excité de nous trois :
« Rien ne vous retient ici. Partez tout de
suite avec moi ! »
Je le calmai :
« Nous ne sommes qu’en décembre. Si nous
devions prendre la mer, ce ne pourrait être avant trois mois.
— Venez chez moi à Naples, et de là vous
embarquerez pour Tunis aux premiers jours du printemps.
— Cela me semble possible », dis-je
pensivement.
Mais je me hâtai d’ajouter :
« Je vais réfléchir ! »
Abbad n’entendit pas le dernier bout de ma phrase.
Pour fêter ma timide acceptation et éviter de me voir changer d’avis, il héla
de la fenêtre deux de ses serviteurs. À l’un, il ordonna d’aller acheter deux
bouteilles du meilleur vin grec ; à l’autre, il fit préparer une pipe de
tabac.
« As-tu déjà goûté à ce doux poison du
Nouveau Monde ?
— Une fois, il y a deux ans, chez un cardinal
florentin.
— Ne le trouve-t-on pas en vente à
Rome ?
— Il n’existe que dans certaines tavernes.
Mais les tabacchini qui les tiennent sont les gens les plus malfamés
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