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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain
Autoren: Amin Maalouf
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cédrats, d’orangers, de bananes, ainsi que de safran et
de canne à sucre, lui rapportait, dit-on, trois mille dinars d’or par saison,
ce qu’un médecin ne gagne pas en trente ans. De plus, il possédait sur la
colline même de l’Alhambra une immense villa, superbe carmen engloutie
dans la vigne.
    Quand Astaghfirullah vouait les riches aux
gémonies, c’est souvent à Abou-Khamr qu’il faisait allusion, et c’est l’image
du médecin bedonnant et couvert de soie que les humbles avaient alors à l’esprit.
Car même ceux qui bénéficiaient sans bourse délier de ses remèdes éprouvaient
un certain malaise en sa présence, soit en raison de ses pratiques qui
semblaient relever de la magie, soit à cause de son langage, si émaillé de
termes savants qu’il en était incompréhensible, sauf pour un petit groupe de
lettrés désœuvrés qui passaient avec lui leurs jours et leurs nuits à boire et
à discuter de mithridate, d’astrolabe et de métempsycose. Il y avait souvent
parmi eux des princes de la famille royale, et Boabdil lui-même fut un adepte
occasionnel de leurs beuveries, du moins jusqu’au jour où l’atmosphère créée
dans la ville par Astaghfirullah contraignit le sultan à se montrer plus
prudent dans le choix de ses compagnons.
    « C’étaient des hommes de science et d’inconscience,
rappelait mon père ; ils exprimaient souvent, hors boisson, des choses
sensées, mais d’une manière qui, par son impiété tout autant que par son
hermétisme, exaspérait les gens du commun. Quand on est riche, en or ou en
savoir, on doit ménager l’indigence des autres. »
    Puis, sur un ton de confidence :
    « Ton grand-père maternel, Suleyman le
libraire, Dieu l’ait en miséricorde, est allé quelquefois avec ces gens. Ce n’était
pas pour le vin, bien entendu, mais pour la conversation. Et puis ce médecin
était son meilleur client. Il faisait venir pour lui des livres rares du Caire,
de Bagdad ou d’Ispahan, et parfois même de Rome, de Venise ou de Barcelone.
Abou-Khamr se plaignait d’ailleurs du fait que les pays musulmans produisaient
moins de livres que par le passé, qu’il s’agissait surtout de simples reprises
ou de résumés de livres anciens. Ce sur quoi ton grand-père était d’accord :
aux premiers siècles de l’islam, répétait-il souvent avec amertume, on ne
comptait plus en Orient les traités de philosophie, de mathématiques, de
médecine ou d’astronomie. Les poètes eux-mêmes étaient bien plus nombreux et
novateurs, dans le style comme dans le sens. »
    En Andalousie également, la pensée était
florissante, et ses fruits étaient des livres qui, patiemment copiés,
circulaient parmi les hommes de savoir de la Chine à l’extrême occident. Et
puis ce fut le dessèchement de l’esprit et de la plume. Afin de se défendre
contre les Francs, leurs idées et leurs habitudes, on fit de la Tradition une
citadelle où l’on s’enferma. Grenade ne donna plus naissance qu’à des imitateurs
sans talent ni audace.
    Abou-Khamr s’en lamentait, mais Astaghfirullah s’en
accommodait. Pour ce dernier, rechercher à tout prix les idées nouvelles était
un vice ; l’important était de se conformer aux enseignements du Très-Haut
tels qu’ils ont été entendus et commentés par les anciens. « Qui ose se
prétendre plus proche de la Vérité que ne l’ont été le Prophète et ses
compagnons ? C’est parce qu’ils se sont écartés de la voie juste, parce qu’ils
se sont laissé corrompre les mœurs et les idées que les musulmans ont faibli
devant leurs ennemis. » Pour le médecin, en revanche, les enseignements de
l’Histoire étaient tout autres. « Le plus bel âge de l’islam, disait-il, c’était
quand les califes distribuaient leur or aux savants et aux traducteurs, qu’ils
passaient leurs soirées à discuter de philosophie et de médecine en compagnie
de poètes à moitié ivres. Et l’Andalousie, se portait-elle si mal du temps où
le vizir Abderrahman disait en riant : « Ô toi qui cries :
accourez à la prière ! tu ferais mieux de crier : accourez à la
boisson ! » Les musulmans n’ont faibli que lorsque le silence, la
peur et la conformité ont assombri leurs esprits. »
    Il m’apparaissait que mon père avait suivi de près
tous ces débats, mais sans jamais porter de jugement définitif. Dix ans après,
ses propos restaient dénués de certitudes.
    « Peu de gens suivaient le médecin sur la
voie de
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