Léon l'Africain
mesure que la nouvelle se propageait, les
habitants sortaient dans la rue, hommes et femmes mêlés, musulmans et juifs,
riches et pauvres, rôdant hébétés, sursautant au moindre bruit. Ma mère m’entraîna
d’une ruelle à l’autre jusqu’à la Sabika, où elle se posta pendant des heures,
observant tout ce qui bougeait autour de l’Alhambra. Je crois me souvenir avoir
vu ce jour-là des soldats castillans qui chantaient, criaient et se pavanaient
sur les murailles. Vers midi, ils commencèrent à se répandre dans la ville,
déjà éméchés, et Salma se résigna à aller attendre son mari à la maison.
Trois jours plus tard, l’un de nos voisins, un
notaire âgé de plus de soixante-dix ans, qui avait été pris en otage avec mon
père, fut reconduit chez lui ; il avait feint un malaise et les Castillans
avaient craint qu’il ne meure entre leurs mains. On apprit de lui quel chemin
avait emprunté leur troupe, et ma mère décida d’aller dès le lendemain à l’aube
faire le guet à la porte de Najd, tout au sud de la ville, non loin du Genil.
Elle jugea prudent de se faire accompagner de Warda, qui pourrait discuter avec
ses coreligionnaires au cas où ils s’en prendraient à nous.
Nous partîmes donc à la première heure du jour,
moi-même porté par ma mère, ma sœur Mariam également au bras de sa mère, l’une
et l’autre progressant lentement pour éviter de glisser sur la neige gelée.
Nous traversâmes la vieille Casba, le pont du Cadi, le quartier de Mauror, la
Grenade-des-juifs, la porte des Potiers, sans croiser un seul passant ;
seuls les tintements métalliques de quelques ustensiles nous rappelaient, de
temps à autre, que nous n’étions pas dans un campement abandonné, hanté par des
fantômes, mais bien dans une ville où des êtres de chair éprouvaient encore le
besoin d’entrechoquer des marmites.
« Il est vrai qu’il fait à peine jour, mais
cela explique-t-il qu’à la porte de Najd pas une sentinelle ne soit en
faction ? » s’interrogeait ma mère à voix haute.
Elle me posa à terre et poussa le battant, qui
céda sans difficulté, car il était déjà entrouvert. Nous sortîmes de la ville,
sans trop savoir quel chemin prendre.
Nous étions encore à quelques pas de la muraille
lorsqu’un spectacle étrange s’offrit à nos yeux écarquillés : deux troupes
de cavaliers semblaient se diriger vers nous, l’une à droite, remontant du
Genil mais avançant au trot malgré la pente, l’autre à notre gauche, venant du
côté de l’Alhambra, la démarche pesante. Bientôt un cavalier se détacha de
celle-ci et partit d’un pas plus soutenu. Revenus précipitamment vers la ville,
nous franchîmes à nouveau la porte de Najd, sans toutefois en refermer le battant,
pour continuer à observer sans être vus. Quand le cavalier de l’Alhambra fut
tout près, ma mère étouffa un cri :
« C’est Boabdil ! » dit-elle, et,
craignant d’avoir parlé trop haut, elle colla sa paume sur ma bouche pour me
faire taire, alors que j’étais parfaitement silencieux, ma sœur de même,
absorbés l’un et l’autre par l’étrange scène qui se déroulait devant nous.
Du sultan, je ne vis que le turban dont il s’était
ceint la tête et qui lui couvrait le front jusqu’aux sourcils. Son cheval me
parut bien terne face aux deux palefrois royaux qui, venant de l’autre côté,
avançaient maintenant au pas, couverts d’or et de soieries. Boabdil fit mine de
vouloir mettre pied à terre, mais Ferdinand l’arrêta d’un geste rassurant. Le
sultan s’approcha alors de son vainqueur et tenta de lui saisir la main pour la
baiser, mais le roi la retira, et Boabdil, qui s’était penché sur lui, ne put
lui embrasser que l’épaule, signe qu’il était toujours traité en prince. Pas en
prince de Grenade toutefois : les nouveaux maîtres de la cité lui avaient
accordé une petite seigneurie dans les monts Alpujarras, où il était autorisé à
s’installer avec les siens.
La scène de la porte de Najd ne dura que quelques
secondes, au bout desquelles Ferdinand et Isabelle poursuivirent leur route en
direction de l’Alhambra, alors que Boabdil, un moment interloqué, tournait une
fois sur lui-même avant de reprendre sa marche. À pas si lents qu’il fut très
vite rejoint par sa troupe, formée de plus d’une centaine de chevaux et de
mulets transportant des hommes, des femmes, des enfants, ainsi qu’un grand
nombre de coffres et d’objets
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