Léon l'Africain
jumada-thania de cette année-là, trois
mois après la chute de Grenade, des hérauts royaux vinrent au centre de la
ville proclamer, tambours à l’appui, et en arabe autant qu’en castillan, un
édit de Ferdinand et Isabelle décrétant « la rupture définitive de toute
relation entre juifs et chrétiens, ce qui ne peut être accompli qu’en expulsant
de notre royaume tous les juifs ». Désormais ceux-ci devaient choisir
entre le baptême et l’exil. S’ils optaient pour cette dernière solution, ils
avaient quatre mois pour vendre leurs biens, meubles et immeubles, mais ils ne
pouvaient emporter avec eux ni or ni argent.
Quand, au lendemain de cette proclamation, Sarah
vint nous voir, elle avait le visage tuméfié par une interminable nuit de
pleurs, mais de ses yeux, désormais secs, se dégageait cette sérénité qui
souvent accompagne l’arrivée d’un drame trop longtemps attendu. Elle se permit
même d’ironiser sur l’édit royal, récitant d’une voix d’homme enroué des
phrases qu’elle avait retenues :
« Nous avons été informés par les
inquisiteurs, et par d’autres personnes que le commerce des juifs avec les
chrétiens entraîne les pires maux. Les juifs cherchent à séduire les chrétiens
nouvellement convertis ainsi que leurs enfants en leur faisant tenir les livres
de prières juives, en leur procurant à Pâques du pain azyme, en les instruisant
sur les mets interdits, en les persuadant de se conformer à la loi de Moïse.
Notre sainte foi catholique s’en trouve avilie et diminuée. »
À deux reprises, ma mère dut lui faire baisser le
ton, car nous étions assis dans le patio en cette matinée de printemps et Salma
n’aurait pas voulu que cette moquerie tombe dans l’oreille d’un voisin
malveillant. Fort heureusement, Warda était partie au marché avec mon père et
ma sœur, car je ne sais quelle aurait été sa réaction en entendant prononcer
sur un mode ironique les mots de « sainte foi catholique ».
Dès que Sarah eut fini son imitation, ma mère lui
posa la seule question importante :
« Qu’as-tu décidé de faire ? Vas-tu
choisir la conversion ou l’exil ? »
Un sourire affecté lui répondit, puis un « J’ai
encore le temps ! » faussement désinvolte. Ma mère attendit quelques
semaines avant de recommencer. La réponse ne fut pas différente.
Mais au début de l’été, alors que le délai accordé
aux juifs était aux trois quarts expiré, c’est la Bariolée elle-même qui vint
annoncer :
« J’ai appris que le grand rabbin de toute l’Espagne,
Abraham Senior, vient de se faire baptiser avec ses fils et tous ses parents. J’ai
d’abord été horrifiée, et puis je me suis dit : « Sarah, veuve de
Jacob Perdoniel, vendeuse de parfum à Grenade, es-tu meilleure juive que rabbi
Abraham ? » J’ai donc décidé de me faire baptiser, ainsi que mes cinq
enfants, laissant au Dieu de Moïse le soin de juger ce qu’il y a dans mon cœur.
Sarah avait l’angoisse volubile ce jour-là, et ma
mère la regarda avec tendresse :
« Je suis contente que tu ne partes pas. Moi
aussi je reste dans cette ville, car mon cousin n’a plus parlé d’exil. »
Pourtant, moins d’une semaine après, Sarah avait
changé d’avis. Elle arriva un soir chez nous, tout agitée, traînant trois de
ses enfants, le plus jeune à peine plus grand que moi.
« Je viens vous dire adieu. J’ai finalement
décidé de partir. Il y a demain à l’aube une caravane pour le Portugal ;
je vais m’y joindre. J’ai marié hier mes deux grandes filles, âgées de quatorze
et treize ans, pour que des époux s’occupent d’elles, et j’ai vendu ma maison à
un soldat du roi pour le prix de quatre mules. »
Avant d’ajouter, sur un ton d’excuse :
« Si je reste, Salma, j’aurai peur chaque
jour, jusqu’à ma mort, et chaque jour je penserai à partir, mais je ne le
pourrai plus.
— Même si tu es convertie ? » s’étonna
ma mère.
Pour toute réponse, la Bariolée raconta une
parabole qui faisait depuis quelques jours le tour du quartier juif de Grenade,
et qui l’avait finalement décidée à opter pour l’exil.
« On dit qu’un sage de notre communauté a
placé sur une fenêtre de sa maison trois pigeons. L’un était tué et plumé, et
il lui avait accroché un petit écriteau sur lequel il avait noté :
« Ce converti a été le dernier à partir » ; le second pigeon,
plumé mais vivant, portait l’écriteau :
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