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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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elle
s’interrompit et, pour atténuer l’effet de ses dires, elle m’entoura de ses
bras aux amples manches et à l’odeur de musc, et elle se mit à sangloter contre
mon épaule. Pourtant, je ne lui en voulais pas, car ces mêmes images qui l’effrayaient
hantaient mon esprit dans l’éveil et dans le rêve, et en cela nous étions
sœurs, déjà orphelines de la même ville agonisante.
    « Nous nous lamentions ainsi lorsque j’entendis
le pas de ton père qui revenait. Je l’appelai de mon alcôve, et pendant qu’il
montait les marches je m’essuyai les joues avec le pan de ma robe tandis que
Sarah se couvrait précipitamment la tête et le visage. Mohamed avait les yeux
rouge sang, mais je feignis de ne pas m’en rendre compte pour ne pas l’embarrasser.
« Sarah t’a apporté un livre pour que tu nous expliques ce qu’il
contient. » Ton père n’avait plus, depuis longtemps, la moindre prévention
contre la Bariolée, qui était maintenant presque chaque jour chez nous et avec
laquelle il se plaisait à échanger opinions et nouvelles ; il aimait bien
aussi la taquiner sur ses accoutrements, ce dont elle riait de bon cœur. Ce
jour-là, toutefois, il n’avait pas plus qu’elle le cœur à rire. Il prit le
livre de ses mains sans mot dire et s’assit en tailleur au seuil de la chambre
pour le feuilleter. Il s’y plongea durant plus d’une heure, tandis que nous l’observions
en silence ; puis il le referma et demeura songeur. Il me regarda sans
avoir l’air de me voir : « Ton père Suleyman le libraire m’avait dit
jadis qu’à la veille de tous les grands événements des livres comme celui-ci
apparaissent qui prédisent la fin du monde et qui cherchent à expliquer par le
mouvement des astres ou par la désobéissance des hommes les décrets sévères du
Très-Haut. Les gens se les passent en cachette, et leur lecture les rassure car
le malheur de chacun se perd et s’oublie comme une goutte dans un torrent. Ce
livre dit que les tiens doivent partir, Sarah, sans attendre que le destin
frappe à leur porte. Dès que tu le pourras, prends tes enfants et éloigne-toi
de ce pays. » Sarah se découvrit la face en signe d’affliction.
« Pour aller où ? » C’était moins une question qu’un cri de
détresse, mais ton père répondit en feuilletant le livre : « Cet
homme recommande l’Italie, ou le pays des Ottomans, mais tu peux même aller au
Maghreb outre-mer, qui est plus proche. C’est là-bas que nous irons
nous-mêmes. » Il lâcha le livre et s’en alla sans nous regarder.
    « C’était la première fois que ton père
parlait d’exil, et j’aurais voulu l’interroger sur cette décision et sur les
dispositions qu’il avait prises, mais je n’osais pas, et lui-même ne m’en
reparla qu’une fois, le lendemain, pour me dire à mi-voix de ne pas évoquer
cette question devant Warda. »
    Les jours suivants, les canons et les mangonneaux
demeurèrent silencieux ; la neige tombait toujours sur Grenade, la
revêtant d’un voile de paix et de sérénité que rien ne semblait devoir
déchirer. Il n’y avait aucun combat, et seuls quelques cris d’enfants animaient
les rues. La cité aurait tellement voulu que le temps l’oublie ! Mais il
était en marche : l’année chrétienne 1492 commença le dernier jour du mois
de safar 897, et avant l’aube on vint frapper à grands coups à notre
porte. Ma mère se réveilla en sursaut et appela mon père, qui dormait cette
nuit-là auprès de Warda. Il alla ouvrir. C’étaient des officiers du sultan qui
lui demandaient de les suivre sur son cheval ; ils avaient déjà rassemblé
plusieurs dizaines de personnes, parmi lesquelles de tout jeunes adolescents
dont la neige éclairait les faces glabres. Mohamed rentra chez lui pour s’habiller
chaudement, puis il s’en fut, flanqué de deux soldats, détacher sa monture dans
la grange, derrière la maison. Debout dans l’entrebâillement de la porte, moi à
moitié endormi sur son bras et la tête de Warda tendue par-dessus son épaule,
ma mère insistait auprès des officiers pour savoir où on emmenait son mari. Ils
répondirent que le vizir al-Mulih leur avait donné une liste de personnes qu’il
voulait voir d’urgence ; ils ajoutèrent qu’elle n’avait rien à craindre.
Mon père, en partant, la rassura lui aussi de son mieux.
    En atteignant la place de la Tabla, devant l’Alhambra,
Mohamed vit, à la lueur naissante du jour, près de cinq cents

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