Léon l'Africain
enveloppés de draperies. Le lendemain, on
racontait qu’il avait déterré les cadavres de ses ancêtres et les avait emmenés
avec lui pour leur éviter de tomber aux mains de l’ennemi.
On prétendit aussi qu’il n’avait pu emporter tous
ses biens, qu’il avait fait cacher une fortune fabuleuse dans les grottes du
mont Cholaïr. Que de gens se sont alors promis de la retrouver ! Me
croira-t-on si je dis que, tout au long de ma vie, j’ai rencontré des hommes
qui ne rêvaient que de cet or enfoui ? J’ai même connu des personnes que l’on
désigne partout sous le nom de kannazin, et qui n’ont pas d’autre
activité que de chercher des trésors, notamment celui de Boabdil ; à Fès,
ils sont si nombreux qu’ils se réunissent régulièrement en assemblée et, du
temps où je vivais dans cette ville, ils avaient même élu un consul pour s’occuper
des litiges qui les opposaient constamment aux propriétaires des bâtiments dont
ils ébranlaient les bases au cours de leurs fouilles. Ces kannazin sont
persuadés que les richesses abandonnées par les princes du passé ont été
ensorcelées pour éviter qu’on ne les retrouve ; d’où le recours qu’ils ont
souvent aux services d’un enchanteur chargé de dénouer le sort. On ne peut
échanger de mots avec un kannaz sans qu’il se mette à jurer qu’il a déjà
vu dans un souterrain des monticules d’or ou d’argent, auxquels il n’aurait pu
toucher parce que ignorant les incantations appropriées ou ne portant pas sur
lui les parfums qu’il fallait. Et le voilà qui vous montre, sans toutefois vous
permettre de le feuilleter, un livre où sont mentionnés les lieux où se
trouvent ces trésors !
Je ne sais, quant à moi, si celui qu’avaient
longtemps amassé les souverains nasrides est toujours enfoui en cette terre d’Andalousie,
mais je ne pense pas, car l’exil de Boabdil était sans espoir de retour, et les
Roum lui avaient permis d’emporter tout ce qu’il désirait. Il partit donc vers
l’oubli, riche mais misérable, et au moment où il traversait le dernier col, d’où
il pouvait encore voir Grenade, il resta un long moment immobile, le regard
trouble et l’esprit figé dans la torpeur ; les Castillans appelèrent ce
lieu l’« Ultime soupir du Maure », car le sultan déchu y avait versé,
dit-on, quelques larmes, de honte et de remords. « Tu pleures comme une
femme un royaume que tu n’as pas su défendre comme un homme ! » lui
aurait lancé Fatima, sa mère.
« Aux yeux de cette femme, me dira plus tard
mon père, ce qui venait de se passer n’était pas seulement la victoire des
Castillans ; c’était également, et peut-être avant tout, la revanche de sa
rivale. Fille de sultan, épouse de sultan, mère de sultan, Fatima était pétrie
de politique et d’intrigues, bien plus que Boabdil qui se serait contenté volontiers
d’une vie de plaisir sans ambition et sans risque. C’est elle qui avait poussé
son fils vers le pouvoir, afin qu’il détrône son propre époux Abou-l-Hassan,
coupable de l’avoir délaissée en faveur de la belle captive chrétienne Soraya.
C’est Fatima qui avait fait fuir Boabdil de la tour de Comares et organisé dans
le détail sa rébellion contre le vieux monarque. C’est elle qui avait ainsi
évincé la concubine et écarté à jamais du pouvoir les jeunes enfants de
celle-ci.
« Mais le sort est plus changeant que la peau
d’un caméléon, comme disait un poète de Denia. Et, tandis que Fatima fuyait la
cité perdue, Soraya reprenait promptement son ancien nom, Isabel de Solis, et
faisait baptiser ses deux fils, Saad et Nasr, qui devenaient don Fernando et
don Juan, infants de Grenade. Ils ne furent pas les seuls membres de la famille
royale à abandonner la foi de leurs pères pour devenir des grands d’Espagne :
Yahya an-Najjar, l’éphémère héros du « parti de la guerre », les y
avait précédés, recevant le titre de duc de Grenade-Venegas. Dès la chute de la
ville, Yahya allait être nommé « alguazil mayor », chef de la police,
ce qui montre assez qu’il avait acquis l’entière confiance des vainqueurs. D’autres
personnages suivirent cet exemple, parmi lesquels un secrétaire du sultan,
nommé Ahmed, dont on soupçonnait depuis quelque temps qu’il était un espion au
service de Ferdinand.
« Les lendemains de défaite mettent souvent à
nu la pourriture des âmes. En disant cela, je pense moins à Yahya qu’au vizir
al-Mulih.
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