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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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« Ce converti est parti un
peu plus tôt » ; le troisième avait gardé et sa vie et ses plumes, et
sur son écriteau on pouvait lire : « Celui-ci a été le premier à
partir. »
    Sarah et les siens marchèrent donc sans se
retourner ; il était écrit que nous devions bientôt les rejoindre sur le
chemin de la dispersion.

L’ANNÉE DU MIHRAJAN

898 de l’hégire (23 octobre
1492 – 11 octobre 1493)
     
    Jamais plus, depuis cette année-là, je n’ai osé
prononcer devant mon père le mot de Mihrajan, tant cela le plongeait
dans les plus douloureux souvenirs. Et jamais plus ma famille ne célébra cette
fête.
    Tout s’est passé au neuvième jour du mois saint de ramadane, ou plutôt devrais-je dire, à la Saint-Jean, au vingt-quatrième
jour de juin, puisque la fête du Mihrajan ne se célébrait pas selon l’année
musulmane mais d’après le calendrier chrétien. Cette journée marque le solstice
d’été, qui ponctue le cycle du soleil, et n’a donc pas sa place dans notre
année lunaire. À Grenade, comme d’ailleurs à Fès, on a toujours suivi les deux
calendriers en même temps. Si l’on cultive la terre, si l’on a besoin de savoir
à quel moment greffer les pommiers, couper les cannes à sucre ou rameuter des
bras pour les vendanges, alors seuls les mois solaires permettent de s’y
retrouver ; à l’approche du Mihrajan par exemple, on savait qu’il
était temps de cueillir les roses tardives, dont certaines femmes s’ornaient
alors la poitrine. En revanche, quand on part en voyage, ce n’est pas du cycle
du soleil qu’on s’enquiert mais de celui de la lune : est-elle pleine ou
nouvelle, croissante ou décroissante, car c’est ainsi qu’on peut fixer les
étapes d’une caravane.
    Cela dit, je ne serais pas fidèle à la vérité si j’omettais
d’ajouter que le calendrier chrétien ne servait pas seulement à s’occuper des
plantes, mais qu’il fournissait également maintes occasions de festoyer, ce
dont mes compatriotes ne se privaient jamais. On ne se contentait pas de
célébrer la naissance du Prophète, le Mouled, par de grandes joutes
poétiques sur les places publiques et par des distributions de vivres aux
nécessiteux, on se rappelait également la Nativité du Messie en préparant des
plats spéciaux à base de blé, de fèves, de pois chiches et de légumes. Et si le
Jour de l’An musulman, le Râs-es-Sana, était surtout marqué par les
présentations officielles de vœux à l’Alhambra, le premier jour de l’année
chrétienne donnait lieu à des festivités que les enfants attendaient avec
impatience : ils arboraient alors des masques et allaient frapper aux
portes des riches en chantant des rondes, ce qui leur valait quelques poignées
de fruits secs, moins pour les remercier d’ailleurs que pour éloigner leur
vacarme ; de plus, on accueillait avec pompe le début de l’année persane,
le Nayrouz : la veille, on célébrait d’innombrables mariages, car l’occasion
était propice, disait-on, à la fécondité, et, dans la journée, on vendait à
tous les coins de rue des jouets en terre cuite ou en faïence vernissée
représentant des chevaux ou des girafes, en dépit de l’interdit religieux. Il y
avait aussi, bien entendu, les principales fêtes musulmanes : l’Adha, le
plus grand Aïd, pour lequel bien des Grenadins se ruinaient à se
procurer un mouton de sacrifice ou à s’acheter des habits neufs ; la
Rupture du Jeûne, quand les plus pauvres ne savaient faire bombance avec moins
de dix plats différents ; l ’Achoura, journée consacrée au souvenir
des morts, mais où l’on ne manquait pas d’échanger de somptueux cadeaux. À
toutes ces fêtes s’ajoutaient Pâques, l ’Assir, début de l’automne, et
surtout le fameux Mihrajan.
    Pour ce dernier événement, on avait coutume d’allumer
de grands feux de paille ; l’on disait en riant que, cette nuit étant la
plus courte de l’année, elle ne valait pas la peine d’être dormie. Inutile, d’ailleurs,
de chercher le moindre repos, car des bandes de jeunes rôdaient jusqu’au matin
dans la ville en chantant à tue-tête ; ils avaient, de surcroît, la
détestable habitude d’asperger d’eau toutes les rues, ce qui les rendait
glissantes trois jours durant.
    À ces voyous s’étaient joints, cette année-là, des
centaines de soldats castillans qui envahirent dès le matin les nombreuses
tavernes ouvertes depuis la chute de la cité, avant de se répandre

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