Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
Vom Netzwerk:
père s’approcha
et dit :
    « C’est ma femme ! »
    Il le dit en arabe puis en mauvais castillan. Juan
le gifla à toute volée, l’envoyant s’étendre sur la chaussée boueuse. Ma mère s’était
mise à se lamenter comme une pleureuse, tandis que Warda criait :
    « Ne lui fais pas de mal ! Il m’a
toujours bien traitée. C’est mon mari. »
    Le soldat, qui avait empoigné sa sœur sans
ménagement, hésita un moment avant de lancer, subitement adouci :
    « Pour moi, tu étais sa captive, et tu ne lui
appartiens plus depuis que cette ville est entre nos mains. Si tu me dis que c’est
ton mari, il pourra te garder, mais il faudra qu’il soit baptisé immédiatement
et qu’un prêtre bénisse votre mariage. »
    C’est vers mon père que Warda tourna alors ses
supplications : « Accepte, Mohamed, sinon on nous
séparera ! » Il y eut un silence. Quelqu’un dans la foule cria :
    « Allah est grand ! »
    Mon père, qui était encore à terre, se releva sans
hâte, avança dignement vers Warda et lui lança d’une voix mal assurée :
« Je te donnerai tes habits et ta fille ! » avant de se diriger
vers la maison, en traversant une haie de murmures approbateurs.
    « Il avait voulu sauver la face devant les
voisins, commenta ma mère avec détachement, mais il se sentait tout de même
diminué et impuissant. »
    Puis elle ajouta, s’efforçant de ne laisser
transparaître aucune ironie :
    « Pour ton père, c’est à ce moment-là que
Grenade est vraiment tombée aux mains de l’ennemi. »
     
    *
     
    Pendant des jours, Mohamed demeura prostré chez
lui, inconsolable, refusant même de se joindre aux amis pour les repas de
rupture du jeûne, les traditionnels iftars ; nul ne lui en voulut
cependant, car sa mésaventure était connue de tous le soir même du Mihrajan, et plus d’une fois les voisins vinrent lui porter, comme à un malade, les plats
qu’il n’avait pu goûter chez eux. Salma se faisait toute petite, ne lui
adressant la parole qu’en réponse à ses questions, m’empêchant de l’importuner,
évitant de lui imposer sa présence, mais ne s’éloignant jamais de lui afin qu’il
n’ait pas à réclamer deux fois la même chose.
    Si ma mère était inquiète, elle gardait son
tempérament, car elle était persuadée que le temps viendrait à bout de la
douleur de son cousin. Ce qui l’affectait, c’était de voir Mohamed si attaché à
sa concubine, et surtout que cet attachement ait été étalé ainsi devant toutes
les commères d’Albaicin. Quand, adolescent, je lui demandai si elle n’était pas
malgré tout satisfaite alors que sa rivale fût partie, elle s’en défendit avec
conviction :
    « Une épouse sage cherche à être la première
des femmes de son mari, car il est illusoire de vouloir être la seule. »
    Et d’ajouter, faussement enjouée :
    « Quoi qu’on en dise, être épouse unique n’est
pas plus agréable que d’être enfant unique. On travaille plus, on s’ennuie
plus, et on supporte seule les humeurs et les exigences de l’homme. Il est vrai
qu’il y a la jalousie, les intrigues, les disputes, mais au moins cela se
passe-t-il à la maison, car, dès que le mari se met à chercher ses joies à l’extérieur,
il est perdu pour toutes ses femmes. »
    C’est sans doute pour cette raison que Salma s’affola
quand, au dernier jour de ramadane, Mohamed bondit de sa place
habituelle et sortit de la maison d’un pas décidé. Elle n’apprit que deux jours
plus tard qu’il était allé voir Hamed, dit al-fakkak, le vieux
« délivreur » de Grenade, qui avait, depuis plus de vingt ans, la
tâche difficile mais lucrative de racheter les captifs musulmans en territoire
chrétien.
    Il y a toujours eu au pays de l’Andalous des personnes chargées de rechercher les prisonniers et d’obtenir leur
rédemption. Il y en avait non seulement chez nous mais également chez les
chrétiens, qui avaient pris depuis longtemps l’habitude de nommer un
« alfaqueque mayor », souvent un haut personnage de l’État, assisté
de nombreux autres délivreurs. C’étaient les familles des captifs qui venaient
signaler les disparitions : un militaire tombé aux mains de l’ennemi, un
habitant d’une ville investie, une paysanne capturée lors d’une razzia. Le fakkak, ou l’un de ses représentants, commençait alors ses investigations,
se rendant en territoire adverse, parfois même dans des contrées lointaines,
déguisé en

Weitere Kostenlose Bücher