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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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marchand, ou même se prévalant de sa vraie qualité, pour retrouver
les personnes perdues et discuter du montant de la rançon. Comme beaucoup de familles
ne pouvaient payer la somme réclamée, des quêtes étaient organisées, et nulle
aumône n’était plus appréciée des croyants que celle qui devait servir à la
rédemption des fidèles asservis. Bien des gens pieux se ruinaient à racheter
des captifs que souvent ils n’avaient jamais vus, n’espérant d’autre
rétribution que la bienveillance du Très-Haut. En revanche, certains délivreurs
n’étaient que des charognards qui profitaient de la désolation des familles
pour leur extorquer le peu d’argent qu’elles possédaient.
    Hamed n’était pas de ceux-là ; sa modeste
demeure en témoignait.
    « Il m’accueillit avec la froide courtoisie
de ceux qui reçoivent sans arrêt des requêtes, me raconta mon père avec des
réticences que les années n’avaient pas balayées. Il m’invita à m’asseoir sur
un coussin moelleux, et, après s’être dûment enquis de ma santé, il me pria de
lui exposer ce qui m’amenait à lui. Quand je le lui dis, il ne put s’empêcher
de partir d’un rire bruyant qui se termina par un toussotement prolongé.
Offusqué, je me levai pour prendre congé, mais Hamed me retint par la manche.
« J’ai l’âge de ton père, me dit-il ; tu ne dois pas m’en vouloir. Ne
prends pas mon rire comme une offense mais comme un hommage à ton incroyable
audace. Ainsi la personne que tu veux récupérer n’est pas une musulmane mais
une chrétienne castillane que tu as osé garder captive chez toi pendant
dix-huit mois après la chute de Grenade, alors que la première décision prise
par les vainqueurs avait été de libérer en grande pompe les sept cents derniers
captifs chrétiens restés dans notre ville. » Pour toute réponse, je
dis : « Oui. » Il m’observa, contempla longuement mes habits,
et, me jugeant sans doute respectable, il s’adressa à moi avec lenteur et
bienveillance. « Mon fils, je comprends bien que tu sois attaché à cette
femme, et si tu me dis que tu l’as toujours traitée avec égards, et que tu
chéris la fille que tu as eue d’elle, je te crois volontiers. Mais dis-toi bien
que tous les esclaves n’étaient pas traités ainsi, ni chez nous ni en Castille.
Pour la plupart ils passaient la journée à transporter de l’eau ou à fabriquer
des sandales, et la nuit ils étaient parqués comme des bêtes, les chaînes aux
pieds ou au cou, dans de sordides caveaux souterrains. Des milliers de nos
frères subissent encore ce sort, et plus personne ne se préoccupe de les
délivrer. Pense à eux, mon fils, et aide-moi à en acheter quelques-uns, plutôt
que de poursuivre une chimère, car, sois-en sûr, plus jamais, sur la terre
andalouse, un musulman ne pourra commander à un chrétien ni même à une
chrétienne. Et si tu t’entêtes à vouloir récupérer cette femme, il faudra que
tu passes par une église. » Il lâcha une imprécation, passa les paumes de
ses mains sur son visage, avant de poursuivre : « Réfugie-toi en
Allah, et demande-lui de te procurer patience et résignation. »
    « Comme je me levais pour partir, déçu et
rageur, poursuivit mon père, Hamed me prodigua, sur un ton de confidence, un
dernier conseil : « Il y a dans cette ville beaucoup de veuves de
guerre, beaucoup d’orphelines démunies, beaucoup de femmes désemparées. Il y en
a même, sans aucun doute, dans ta propre parenté. Le Livre n’a-t-il pas
prescrit aux hommes qui le peuvent de les couvrir de leur protection ? C’est
au moment des grands malheurs, tel celui qui s’abat sur nous, qu’un musulman
généreux se doit de prendre deux, trois ou quatre épouses, car, tout en
accroissant ses plaisirs, il accomplit un acte louable et utile à la
communauté. Demain, c’est la fête ; pense à toutes celles qui la
célébreront avec des larmes. » Je quittai le vieux fakkak sans
savoir si c’était le Ciel ou l’Enfer qui m’avait guidé vers sa porte. »
    Aujourd’hui encore, je serais bien incapable de le
dire. Car Hamed allait finalement agir avec tant d’habileté, tant de
dévouement, tant de zèle, que la vie de tous les miens allait en être
bouleversée pour de longues années.

L’ANNÉE DE LA TRAVERSÉE

899 de l’hégire (12 octobre
1493 – 1er octobre 1494)
     
    « Une patrie perdue, c’est comme la dépouille
d’un proche ; enterrez-la avec respect et

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