Léon l'Africain
dans les
divers quartiers. Aussi mon père n’avait-il aucune envie de prendre part aux
réjouissances. Ce sont mes pleurs et ceux de ma sœur ainsi que les
intercessions de Warda et de ma mère qui le décidèrent à nous emmener en
balade, « sans quitter Albaicin », précisa-t-il. Il attendit donc le
coucher du soleil, puisqu’on était au mois du jeûne, avala en vitesse une soupe
de lentilles bien méritée – que ramadane est pénible quand les
journées sont si longues ! – puis il nous emmena vers la porte des
Drapeaux où s’étaient installés, pour l’occasion, les vendeurs de
beignets-éponges, de figues séchées et de sorbets aux abricots préparés avec de
la neige transportée à dos de mulet des hauteurs du mont Cholaïr.
Le destin nous avait donné rendez-vous rue de la
Vieille-Enceinte. Mon père marchait en tête, tenant Mariam d’une main et moi de
l’autre, échangeant quelques mots avec chaque voisin qu’il croisait ; ma
mère était à deux pas derrière, suivie de près par Warda, quand soudain
celle-ci hurla : « Juan ! » et s’immobilisa. À notre
droite, un jeune soldat moustachu s’était arrêté à son tour, avec un petit
gloussement d’ivrogne, cherchant non sans mal à identifier la femme voilée qui
venait de l’interpeller ainsi. Mon père sentit instantanément le danger et fit
un bond vers sa concubine, qu’il prit vigoureusement par le coude en disant à
mi-voix :
« Rentrons à la maison, Warda ! Par Issa
le Messie, rentrons ! »
Son ton était suppliant, car le nommé Juan était
entouré de quatre autres militaires castillans visiblement éméchés et armés
comme lui d’imposantes hallebardes ; tous les autres passants s’étaient
écartés, afin d’assister à la scène sans y être mêlés. Warda s’expliqua d’un
cri :
« C’est mon frère ! »
Puis elle lança au jeune homme qui demeurait
interloqué :
« Juan, je suis Esmeralda, ta
sœur ! »
En prononçant ces mots, elle dégagea son bras
droit du poing serré de Mohamed et souleva légèrement son voile. Le soldat s’approcha,
la tint quelques instants par les épaules et la serra fort contre lui. Mon père
blêmit et se mit à trembler. Il savait qu’il était en train de perdre Warda,
et, plus grave encore, il était humilié devant tout le quartier, blessé dans sa
virilité.
Moi-même, je ne comprenais évidemment rien au
drame qui se jouait devant mes yeux d’enfant. Je me souviens seulement avec
précision de l’instant où le soldat s’en prit à moi. Il venait de dire à Warda
qu’elle devait l’accompagner pour rentrer à leur village, qu’il appela
Alcantarilla. Elle se montra soudain hésitante. Si elle avait exprimé
spontanément sa joie de retrouver son frère après cinq années de captivité,
elle n’était pas sûre de vouloir quitter la maison de mon père pour revenir
chez ses parents affublée d’une fille qu’un Maure lui avait faite. Sans doute
ne trouverait-elle plus de mari. Elle n’était pas malheureuse chez Mohamed le
peseur, qui la nourrissait, l’habillait et ne la négligeait jamais plus de deux
nuits de suite. Et puis, quand on a vécu dans une ville comme Grenade, même en
des temps de désolation, on ne souhaite pas revenir s’enterrer dans un petit
village des environs de Murcie. On peut imaginer que telles étaient ses pensées
quand son frère la secoua, impatient :
« Ces enfants sont à toi ? »
Elle s’adossa à un mur, chancelante, et balbutia
un « non », aussitôt couvert d’un « oui ». En entendant ce
dernier mot, Juan sauta vers moi et me happa avec son bras.
Comment oublier le hurlement que poussa alors ma
mère ? Elle se jeta sur le soldat, le griffant, le rouant de coups, tandis
que je me débattais de mon mieux. Mais le jeune homme ne s’y trompa pas. Il se
délesta promptement de moi pour lancer à sa sœur sur un ton de reproche :
« Alors seule la fille est à
toi ? »
Elle ne dit rien, ce qui était pour Juan une
réponse suffisante.
« Tu l’emmènes avec toi ou tu la leur
laisses ? »
Le ton était maintenant si dur que la malheureuse
prit peur.
« Calme-toi, Juan, implora-t-elle, je ne veux
pas de scandale. Demain, je prendrai mes affaires et je partirai pour
Alcantarilla. »
Mais le soldat ne l’entendait pas de cette
oreille.
« Tu es ma sœur et tu vas aller prendre tes
bagages sur-le-champ pour me suivre ! »
Encouragé par la volte-face de Warda, mon
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