Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
Vom Netzwerk:
rachetaient chaque soir à vil prix le lait qui n’avait pas été
écoulé, l’emportaient chez eux, le caillaient pendant la nuit, et le
revendaient le lendemain frappé et coupé d’eau. Boisson désaltérante et
rassasiante qui ne grevait ni la bourse ni la conscience des croyants.
     
    *
     
    Pour Haroun et moi, la découverte de Fès ne
faisait que commencer. Nous allions la déshabiller voile après voile comme une
mariée dans sa chambre de noces. De cette année-là, j’ai gardé mille souvenirs
qui me ramènent, chaque fois que je les évoque, à la candeur insouciante de mes
neuf ans. C’est pourtant le plus douloureux d’entre eux que je me sens
contraint de raconter ici, car, si je le passais sous silence, je faillirais à
ma tâche de témoin fidèle.
    La promenade avait commencé ce jour-là comme toutes
les autres. Haroun voulait fureter, je n’étais pas moins curieux. Nous savions
qu’il y avait, à l’ouest de la ville, un petit faubourg nommé el-Mers dont
notre maître d’école ne parlait qu’avec une sorte de moue inquiète. Était-il
loin ? Était-il dangereux ? D’autres que nous se seraient arrêtés à
ces détails ; nous nous contentions de marcher.
    En arrivant à ce faubourg, vers midi, nous
comprîmes sans peine de quoi il retournait. Dans les rues, des femmes adossées
aux façades, ou à des portes ouvertes qui ne pouvaient être que celles des
tavernes. Haroun mimait les allures aguichantes d’une matrone.
    Et si nous allions voir ce qu’il y avait dans les
tavernes ? Nous savions qu’il nous était impossible d’y entrer, mais nous
pouvions toujours y jeter un coup d’œil à la sauvette.
    Nous approchons donc de la première. La porte est
entrouverte. Nous tendons nos deux petites têtes à l’intérieur. Il fait obscur.
Nous ne voyons qu’un attroupement de clients. Au milieu, une abondante
chevelure rousse. Rien d’autre, car on nous a déjà repérés et nous détalons en
vitesse, tout droit vers la taverne de la rue à côté. Il ne fait pas plus
clair, mais nos yeux s’orientent plus vite. Nous comptons quatre chevelures,
une quinzaine de clients. Dans la troisième, nous avons le temps de distinguer
quelques visages, quelques coupes luisantes, quelques carafes. Le jeu continue.
Nos têtes inconscientes s’engouffrent dans la quatrième. Il fait plus clair,
nous semble-t-il. Nous distinguons tout près de la porte un visage. Cette barbe,
ce profil, cette allure ? Je retire ma tête et me mets à courir dans la
rue. Je ne fuis ni les tenanciers ni les videurs. L’image que je veux laisser
loin derrière moi est celle de mon père assis dans la taverne, à une table,
avec à ses côtés une chevelure étalée. Moi, je l’ai vu, Haroun l’a sûrement
reconnu. Lui-même nous a-t-il aperçus ? Je ne le pense pas.
    Depuis, il m’est arrivé plus d’une fois d’aller
dans des tavernes et des quartiers plus sordides qu’el-Mers. Mais, ce jour-là,
la terre se dérobait sous mes pieds. On aurait dit le jour du Jugement. J’avais
honte, j’avais mal. Je n’arrêtais pas de courir, les larmes le long des joues,
les yeux presque fermés, la gorge prise, le souffle étranglé.
    Haroun me suivait, sans me parler, sans me
toucher, sans même venir trop près. Il attendit que je sois épuisé, que je m’assoie
sur le pas d’une échoppe close. Lui-même s’assit à côté, toujours sans un mot.
Et puis, au bout d’une longue heure, alors que je me relevais, plus calme, il
se mit debout et, imperceptiblement, me dirigea vers le chemin du retour. C’est
seulement quand, au crépuscule, nous arrivâmes en vue de la maison de Khâli que
Haroun parla pour la première fois :
    « Tous les hommes sont toujours allés dans
les tavernes ; tous les hommes ont toujours aimé le vin. Sinon, pourquoi
Dieu aurait-il eu besoin de le défendre ? »
    Le lendemain même, je revis Haroun le Furet sans
déplaisir. C’est la rencontre avec mon père que je redoutais. Fort
heureusement, il devait partir pour la campagne où il cherchait un terrain à
louer. Il revint quelques semaines plus tard, mais alors le destin avait déjà
noyé mes peines et les siennes dans de plus grands malheurs.

L’ANNÉE DES INQUISITEURS

904 de l’hégire (19 août
1498 – 7  août 1499)
     
    Cette année-là, Hamed le délivreur est mort sous
la torture dans un cachot de l’Alhambra ; il n’avait pas moins de
quatre-vingts ans. Nul n’était plus habile que lui à obtenir la

Weitere Kostenlose Bücher