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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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pour l’attaquer, elle la trouva
déserte, abandonnée par ses habitants, qui avaient fui vers les collines
avoisinantes, emportant leurs biens. Les chrétiens s’emparèrent de la ville et
entreprirent de la fortifier. Dieu sait s’ils la quitteront un jour !
    À Fès, les réfugiés grenadins prirent peur. Ils
avaient l’impression que l’ennemi était à leurs trousses, qu’il les
pourchasserait au cœur même des pays d’islam, et jusqu’au bout de la terre.
    L’inquiétude montait parmi les miens, mais je n’en
étais que peu affecté encore, tout à mes études et à mes amitiés naissantes.
     
    *
     
    Lorsque Haroun vint chez moi pour la première
fois, tout timide encore, que je le présentai à mon oncle en lui disant à
quelle corporation appartenait sa famille, Khâli prit dans ses mains celles de
mon ami, plus menues, mais déjà plus rugueuses, et il déclama ces mots qui, sur
le moment, me firent sourire :
    « Si la belle Schéhérazade les avait connus,
elle aurait consacré une nuit paisible à conter leur histoire, elle y aurait
mêlé des djinns, des tapis volants et des lanternes magiques et avant l’aube
elle aurait miraculeusement changé leur chef en calife, leurs masures en palais
et leurs habits de peine en robes d’apparat. »
    Eux, c’étaient les portefaix de Fès. Trois cents
hommes, tous simples, tous pauvres, presque tous illettrés, et qui, pourtant,
avaient su devenir la corporation la plus respectée de la ville, la plus
solidaire, la mieux organisée.
    Chaque année, aujourd’hui encore, ils élisent un
chef, un consul, qui règle minutieusement leur activité. C’est lui qui désigne
en début de semaine ceux qui devront travailler et ceux qui se reposeront,
selon l’arrivée des caravanes, l’état des souks et la disponibilité des
compagnons. Ce qu’un portefaix gagne dans sa journée, il ne l’emporte pas chez
lui, mais le dépose entièrement dans une caisse commune. En fin de semaine, l’argent
est partagé à égalité entre ceux qui ont travaillé, à l’exception d’une partie,
réservée aux œuvres de la corporation, qui sont multiples et généreuses :
quand l’un d’eux vient à mourir, ils prennent en charge sa famille, aident sa
veuve à trouver un nouveau mari, s’occupent des enfants en bas âge, jusqu’à ce
qu’ils aient un métier. Le fils de l’un d’eux est le fils de tous. L’argent de
la caisse sert également à ceux qui se marient : tous se cotisent pour
leur assurer une somme qui leur permette de s’installer.
    Le consul des portefaix négocie en leur nom avec
le sultan et ses collaborateurs. Il a ainsi obtenu qu’ils ne paient ni impôts
ni gabelle, et que leur pain soit cuit gratuitement dans les fours de la ville.
De plus, si l’un d’eux commet par malheur un meurtre passible de mort, il n’est
pas exécuté en public comme d’autres criminels afin de ne pas jeter l’opprobre
sur la corporation. En échange, le consul doit scruter sans complaisance la
moralité de chaque nouveau candidat, afin d’écarter tout individu suspect. La
réputation des portefaix en est devenue si bonne que les commerçants se sentent
contraints de faire appel à eux pour écouler leurs marchandises. Ainsi les
vendeurs d’huile, qui arrivent de la campagne aux souks avec des pots de toutes
dimensions, ont recours à des portefaix spéciaux qui vérifient eux-mêmes la
capacité des contenants ainsi que la qualité du produit et s’en portent garants
auprès des acheteurs. De même, lorsqu’un négociant importe un nouveau genre de
tissu, il fait appel à des portefaix crieurs pour vanter l’utilité de sa
marchandise. Pour chaque activité, le portefaix perçoit une somme précise,
conformément à un tarif fixé par le consul.
    Jamais aucun homme, fût-il prince, n’ose s’en
prendre à l’un d’entre eux, car il sait que c’est contre l’ensemble de la
corporation qu’il devrait se battre. Leur devise est une parole du
Prophète : « Aide ton frère, qu’il soit oppresseur ou
opprimé » ; mais ils interprètent ces mots comme l’avait fait le
Messager lui-même quand on lui avait dit : « L’opprimé, nous l’aiderons,
cela va de soi. Mais l’oppresseur, de quelle manière devrions-nous l’aider ? »
Or il avait répondu : « Vous l’aiderez en prenant le dessus sur lui
et en l’empêchant de nuire. » Ainsi il était rare qu’un portefaix provoque
une rixe dans les souks de Fès, il y avait

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