Léon l'Africain
libération d’un
captif, mais, quand il s’est agi de se libérer lui-même, ses mots avaient perdu
de leur force. C’était un homme pieux et dévoué, et s’il lui est arrivé de se
tromper dans son jugement, ses intentions ont été, jusqu’au dernier jour, aussi
pures que celles d’un enfant. Il est mort pauvre, puisse Dieu lui dévoiler à
présent les richesses de l’Éden !
Des milliers d’autres personnes ont été
suppliciées en même temps que lui. Depuis plusieurs mois, les nouvelles les
plus alarmantes nous parvenaient de notre ancienne patrie, mais peu de gens
prévoyaient la catastrophe qui allait s’abattre sur les derniers musulmans d’Andalousie.
Tout avait commencé avec l’arrivée à Grenade d’un
groupe d’inquisiteurs, des religieux fanatiques qui proclamèrent d’emblée que
tous les chrétiens convertis à l’islam devaient revenir à leur religion
première. Quelques personnes s’y résignèrent, mais la plupart s’y opposèrent,
rappelant l’accord conclu avant la chute de la ville et qui garantissait
expressément aux convertis le droit de rester musulmans. Sans résultat. Pour
les inquisiteurs, cette clause était nulle. Tout homme ayant été baptisé et qui
refusait de redevenir chrétien était considéré comme renégat et, en tant que
tel, passible de mort. Afin d’intimider les récalcitrants, on éleva quelques
bûchers, comme on avait fait pour les juifs. Quelques citadins abjurèrent. D’autres,
peu nombreux, se dirent qu’il valait mieux s’enfuir, même tard, avant que le
piège ne se referme. Ils ne purent emporter que les habits qu’ils avaient sur
eux.
Les inquisiteurs décrétèrent ensuite que toute
personne ayant un chrétien dans son ascendance devait être obligatoirement
baptisée. L’un des premiers à être inquiétés fut Hamed. Son grand-père était un
captif chrétien qui avait choisi de prononcer le Témoignage de l’islam. Aussi
des soldats castillans, accompagnés d’un inquisiteur, vinrent-ils un soir à sa
maison, dans notre faubourg d’Albaicin. Alertés, les voisins du vieillard
descendirent dans la rue pour tenter d’empêcher l’arrestation. En vain. Le
lendemain, d’autres personnes, dont deux femmes, furent appréhendées dans d’autres
quartiers de la ville. Chaque fois, des attroupements se formaient, et les
soldats étaient obligés de dégainer pour se frayer un chemin. Mais c’est
surtout à Albaicin que les incidents se multiplièrent. Non loin de notre
ancienne maison, une église nouvellement construite fut incendiée. En
représailles, deux mosquées furent saccagées. Chacun avait sa foi à fleur de
peau.
Un jour, on apprit que Hamed avait succombé dans
son cachot, suite aux sévices qui lui avaient été infligés par les
inquisiteurs. Jusqu’au bout, il avait refusé la conversion, se contentant de
rappeler l’engagement signé par les souverains chrétiens.
Quand la nouvelle de sa mort fut connue, des
appels au combat retentirent dans les rues. De tous les notables du faubourg d’Albaicin,
Hamed était le seul à être resté sur place, non pour se rapprocher de l’ennemi,
mais pour continuer la mission à laquelle il avait consacré sa vie :
délivrer les musulmans captifs. En raison de sa noble activité ainsi que de son
âge, en raison de toutes les haines contenues alentour, la réaction des
musulmans fut immédiate. On éleva des barricades, on massacra des soldats, des
fonctionnaires, des religieux. Ce fut l’insurrection.
Bien entendu, les citadins n’étaient pas en mesure
de tenir tête à l’armée d’occupation. Avec quelques arbalètes, quelques épées,
quelques lances, quelques gourdins, ils interdirent aux troupes castillanes l’accès
d’Albaicin, cherchèrent à s’organiser en petite armée pour la guerre sainte.
Mais, après deux journées de combats, ils furent écrasés. Et le massacre
commença. Les autorités proclamèrent que tous les musulmans allaient être
exécutés pour rébellion contre les souverains, ajoutant insidieusement que
seuls pourraient y échapper ceux qui se seraient convertis au christianisme. La
population de Grenade se fit alors baptiser par rues entières. Dans certains
villages des monts Alpujarras, les paysans se rebiffèrent ; ils purent
tenir quelques semaines ; on dit même qu’ils réussirent à tuer le seigneur
de Cordoue qui dirigeait l’expédition contre eux. Mais, là encore, la
résistance ne pouvait se prolonger. Les
Weitere Kostenlose Bücher