Léon l'Africain
selon
le même cérémonial, pendant trois autres jours.
Ces semaines de deuil furent l’occasion pour mon
père et mon oncle d’échanger quelques propos conciliants. Ce n’étaient pas
encore les retrouvailles, loin s’en faut, et ma mère évita de croiser celui qui
l’avait répudiée. Mais, du haut de mes huit ans, je crus déceler un espoir à l’horizon.
Entre autres sujets, mon père et mon oncle avaient
discuté de mon avenir. Ils étaient convenus qu’il était temps pour moi de
commencer l’école. D’autres enfants y allaient plus tard, mais je donnais,
paraît-il, des signes d’intelligence précoce, et il était inutile de me laisser
la journée entière à la maison en compagnie des femmes. Je pourrais me ramollir,
ma virilité pourrait en pâtir. Ils vinrent me l’expliquer l’un après l’autre,
et solennellement m’accompagnèrent tous les deux, un matin, à la mosquée du
quartier.
Le maître, un jeune cheikh enturbanné, à la barbe
presque blonde, me demanda de lui réciter la Fatiha, première sourate du
Livre. Je le fis sans une faute, sans la moindre hésitation. Il s’en montra
satisfait :
« Son élocution est bonne, sa mémoire est
précise ; il ne lui faudra pas plus de quatre ou cinq ans pour mémoriser
le Coran. »
Je n’étais pas peu fier, car je savais que
beaucoup d’élèves y passaient six années, parfois sept. C’est après avoir
appris par cœur le Livre de Dieu que je pourrais entrer au collège, où s’enseignent
les diverses sciences.
« Je lui donnerai également quelques principes
d’orthographe, de grammaire et de calligraphie », précisa le maître.
Quand on lui demanda quelle rétribution il
voulait, il fit un pas en arrière :
« Ma rétribution, je ne l’attends que du
Très-Haut. »
Non sans ajouter toutefois que chaque parent d’élève
donnait ce qu’il pouvait à l’école au moment des fêtes, avec un présent plus
substantiel à la fin de la dernière année, lors de la Grande Récitation.
Me promettant de retenir au plus tôt les cent
quatorze sourates, je commençai à suivre assidûment, cinq jours par semaine,
les cours du cheikh. Il n’y avait pas moins de quatre-vingts garçons dans ma
classe, âgés de sept à quatorze ans. Chaque élève venait à l’école dans l’habit
qui lui plaisait, mais nul n’aurait songé à porter des vêtements somptueux, en
soie ou brodés, sauf en certaines occasions. De toute manière, les fils des
princes et des grands du royaume n’allaient pas aux écoles des mosquées. Ils
recevaient chez eux l’enseignement d’un cheikh. À cette exception près, il y
avait à l’école des garçons de diverses conditions, fils de cadis, de notaires,
d’officiers, de fonctionnaires royaux ou municipaux, de boutiquiers et d’artisans ;
même quelques fils d’esclaves envoyés par leurs maîtres.
La salle était grande, avec des gradins. Les plus
grands s’asseyaient derrière, les plus petits devant, chacun avec sa
planchette, sur laquelle il écrivait les versets du jour sous la dictée du
maître. Celui-ci avait souvent à la main un roseau, dont il n’hésitait pas à
user quand l’un d’entre nous laissait échapper un juron ou commettait quelque
faute grave. Mais aucun élève ne lui en tenait rigueur, et lui-même ne gardait
jamais rancune jusqu’au lendemain.
Le jour de mon arrivée à l’école, je m’assis au
troisième rang, je crois. Assez près pour voir le maître et l’entendre, assez
loin pour m’abriter de ses interrogations et de ses inévitables colères. À mes
côtés, il y avait le plus diable de tous les enfants du quartier : Haroun,
dit le Furet. Il avait mon âge, le teint très brun, les habits usés et
rapiécés, mais toujours propres. Dès la première bagarre, nous étions amis,
soudés à la vie à la mort. Nul ne le voyait sans lui demander de mes nouvelles,
nul ne me voyait sans s’étonner qu’il ne soit pas là. C’est en sa compagnie que
j’allais explorer Fès et mon adolescence. Je me sentais étranger, il savait la
ville sienne, créée pour lui, rien que pour ses yeux, rien que pour ses jambes,
rien que pour son cœur. Et il m’offrait de la partager.
Il est vrai qu’il appartenait, de naissance, à la
plus généreuse des corporations.
L’ANNÉE DE HAROUN LE FURET
903 de l’hégire (30 août
1497 – 18 août 1498)
C’est cette année-là que Melilla est tombée aux
mains des Castillans. Une flotte était venue
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