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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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délaissées souffraient de syncopes fréquentes attribuées par certains
à l’hystérie ; mais jamais pour des filles de quinze ans, et jamais dans
les bras de leur homme. Je secouai Fatima et tentai de la relever ; sa
tête retomba en arrière, yeux clos, lèvres entrouvertes. À mon tour, je
commençais à trembler, moins, je l’avoue, par inquiétude pour ma cousine que
par peur du ridicule qui s’attacherait à moi, indélébile jusqu’à la fin de mon
existence, si j’ouvrais subitement la porte en criant : « À l’aide !
la mariée s’est évanouie ! »
    Je n’avais rien de mieux à faire que de traîner ma
cousine jusqu’au lit, de la coucher sur le dos, de lui enlever ses socques, de
desserrer le foulard noué sous son menton. Elle donnait l’impression d’être
simplement endormie, sa respiration, auparavant saccadée, redevenait régulière.
Je m’assis auprès d’elle, échafaudant des plans de fuite. Je pouvais me blesser
un doigt avec une épingle, maculer le linge de sang, et oublier la nuit de
noces jusqu’au lendemain. Mais saurais-je imprégner le tissu blanc de la
manière dont il devrait l’être, sans que la voisine, témoin d’innombrables
déflorations, ne découvre la supercherie ? Je promenai sur Fatima des
regards désespérés, suppliants, lamentables. Sa chevelure rougeoyante s’était
répandue sur le traversin. J’y passai ma main, la refermai sur une touffe, puis
la relâchai avec un soupir, avant de lui tapoter la joue, de plus en plus vite,
de plus en plus sec. Un sourire se dessina sur ses lèvres, mais elle n’émergea
pas du sommeil. Je lui secouai l’épaule, frénétiquement, jusqu’à faire tanguer
le lit. Elle ne sembla pas s’en rendre compte ; même son sourire ne s’effaçait
pas.
    Épuisé, je m’étendis, m’étirai, mes doigts
frôlèrent le chandelier. Un court moment, je songeai à le souffler et à m’endormir
à mon tour, advienne que pourra. Mais, l’instant d’après, un grattement à la
porte, impatient, fortuit ou tout simplement imaginé, me rappelait à mes
devoirs. Les bruits du dehors me semblaient soudain plus pressants, plus
insistants. Je ne savais plus combien de temps j’avais déjà passé dans cette
chambre de cauchemar. À nouveau, je posai la main sur Fatima, cherchant à
tâtons les battements de son cœur, et fermai les yeux. Une légère odeur d’ambre
gris ramena à mes oreilles la musique nègre de Tombouctou. Hiba était devant
moi, dans le clair de lune, sa danse s’achevait, ses bras s’ouvraient, sa peau
était lisse et glissante. Et parfumée à l’ambre gris de la mer. Mes lèvres
frémissaient au b de son nom, mes bras répétaient les mêmes étreintes,
mon corps retrouvait les mêmes égarements, les mêmes repères, les mêmes
refuges.
    Fatima devint femme en son absence. J’ouvris la
porte, la voisine happa le précieux linge et partit de ses ululements, les
invités s’agitèrent, la musique s’éleva, le sol se mit à vibrer sous les pas
des danseurs. On ne tarda pas à venir m’appeler pour que je me joigne au plus
vite à la fête. On insista : j’avais tout le temps de voir ma femme,
puisque, selon la tradition, je ne devais pas quitter la maison avant sept
jours.
     
    *
     
    À mon réveil, la mariée était debout dans le
patio, adossée à la fontaine, observant nonchalamment ma mère, accroupie à deux
pas d’elle, tout occupée à faire briller un vaste plateau de cuivre avant le
deuxième repas de noces, qui avait lieu ce soir-là, et pour lequel, selon la
coutume, seules les femmes étaient invitées, seules les servantes chantaient et
dansaient. Salma parlait à mi-voix, le front soucieux. Quand je m’approchai,
elle se tut brusquement et se mit à frotter un peu plus énergiquement. Fatima
se retourna alors et me vit. Elle eut un sourire de béatitude, comme si nous avions
passé la plus merveilleuse des nuits d’amour. Elle était pieds nus, avec la
même robe que la veille, légèrement froissée, avec les mêmes fards, un peu
moins prononcés. J’arborai ostensiblement une moue désabusée avant de partir m’asseoir
au salon, à côté de mon père, qui me serra fièrement contre lui et demanda à
voix haute une corbeille de fruits. Ma mère nous l’amena, et en la posant me
dit tout bas à l’oreille, sur un ton de reproche :
    « Sois patient avec cette pauvre
fille ! »
    Dans la soirée, je fis une courte apparition à la
fête des femmes, le temps

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