Léon l'Africain
en
haussant les épaules. »
Sans avoir l’air de remarquer que j’avais rougi de
confusion, Haroun-poursuivit, espaçant ses mots comme s’il passait chacun au
travers d’un filtre :
« Il faut trouver un moyen de faire évader
Mariam, sans qu’elle puisse être reprise et sans que sa famille soit inquiétée.
Bien entendu, elle ne pourra plus habiter Fès, pour quelques années au moins,
et, comme j’ai l’intention de l’épouser, il faudra que je m’enfuie avec
elle. »
Je le connaissais depuis suffisamment d’années
pour savoir que dans sa tête un plan mijotait et qu’il ne me le dévoilerait pas
avant terme. En revanche, je ne parvenais pas à comprendre ce qui le poussait à
agir ainsi. Au nom de mon amitié, je me devais de lui en parler.
« Comment peux-tu abandonner ainsi de plein
gré ta ville, ta famille, ta corporation, pour aller vivre comme un banni,
comme un malfaiteur, fuyant d’une montagne à l’autre de peur d’être ramené dans
des fers, tout cela pour une fille à laquelle tu n’as adressé la parole qu’une
seule fois dans ta vie ? »
Le Furet posa la paume de sa main droite sur le
sommet de ma tête, comme il le faisait quand nous étions plus jeunes avant de
me révéler un secret. « C’est une chose que je ne pouvais te dire
auparavant, et même aujourd’hui je voudrais que tu me jures de ne pas t’en
offusquer. »
Je jurai, craignant le pire, quelque déshonneur
pour ma famille. Nous étions assis à terre dans le patio de sa maison. Le Furet
cala son dos contre la petite fontaine en pierre dont l’eau ne coulait pas ce
jour-là.
« Te rappelles-tu quand je suis entré en
fraude dans le hammam des femmes ? »
Sept ou huit ans étaient passés, je crois, mais je
me rappelais encore le moindre clin d’œil, le moindre battement de cœur. J’acquiesçai
d’un sourire.
« Tu te rappelles donc qu’en ce temps-là,
malgré ton insistance, j’avais obstinément refusé de te dire ce que j’avais vu.
J’étais entré, drapé dans un voile, et au-dessous j’avais noué autour de mes
cheveux une écharpe, j’avais aux pieds des sandales de bois et je m’étais
enveloppé d’une serviette. J’avais onze ans à l’époque, et aucun poil sur le
corps ne trahissait mon sexe. Je me promenais donc à l’intérieur, lorsque je
tombai sur Warda et Mariam. Les yeux de celle-ci croisèrent les miens, et je
compris tout de suite qu’elle m’avait reconnu. Elle nous avait souvent vus
ensemble, et elle ne pouvait s’y tromper. J’étais paralysé, m’attendant à
entendre un hurlement, à être malmené, roué de coups. Mais ta sœur ne cria pas.
Elle reprit sa serviette, s’enveloppa prestement le corps, tandis que sur ses
lèvres se dessinait un sourire complice, puis elle entraîna sa mère, sous
quelque prétexte, dans une autre salle. Je me dépêchai de sortir, ne parvenant
toujours pas à croire que j’étais sauf. Ce jour-là, j’ai regretté que Mariam ne
soit pas ma sœur ; c’est seulement trois ans plus tard que je me suis
réjoui de n’être que l’ami de son frère, et de pouvoir rêver d’elle comme un
homme rêve d’une femme. Puis les malheurs ont commencé à s’abattre sur la fille
aux yeux silencieux. »
Jusque-là rayonnant de bonheur, le visage du Furet
s’assombrit à la dernière phrase. Avant de s’épanouir à nouveau.
« Même si le monde entier l’avait trahie, le
souvenir du hammam m’aurait empêché de l’abandonner. Aujourd’hui, elle est ma
femme, je la sauverai comme elle m’a sauvé, et nous ferons verdir la terre qui
nous accueillera. »
*
Haroun repassa me voir une semaine plus tard pour
me dire adieu. Il avait pour tout bagage deux bourses de laine, l’une grosse de
l’or de la dot, l’autre contenant ses modestes économies.
« La plus petite est pour le garde du
quartier, afin qu’il ferme les yeux quand Mariam s’évadera ; la plus
grande est pour nous, de quoi vivre plus d’un an, avec la protection du
Très-Haut. »
Ils devaient partir pour le Rif, espérant s’installer
pour quelque temps dans la montagne des Béni Walid, les hommes les plus vaillants
et les plus généreux de tout le royaume. Très riches également, car, bien que
leur terre soit fertile, ils refusent de payer un dirham d’impôt. Celui qui est
injustement banni de Fès sait qu’il peut toujours trouver chez eux asile et
hospitalité, qu’il sera même défrayé d’une partie de ses
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