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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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mon
imprudence.
    Fort heureusement, le hammam proche du maristan
était ouvert à cette heure-là pour les hommes. J’y passai une heure à me
frotter le corps et le visage, puis je partis chez Haroun. J’étais encore tout
troublé.
    « À cause d’un fou, j’ai enfin
compris ! »
    Mes paroles étaient saccadées et confuses.
    « J’ai compris pourquoi toutes nos démarches
tournent court, pourquoi le chancelier a, en me recevant, un ton si doucereux,
un sourire si affecté, pourquoi il me fait sans arrêt des promesses qu’il ne
tient pas. »
    Mon ami demeura impassible. Je repris mon souffle.
    « Dans cette ville, il y a des milliers de
gens qui intercèdent sans arrêt en faveur d’un parent qu’ils prétendent
innocent, et qui est parfois le plus sauvage des meurtriers, qu’ils prétendent
sain d’esprit, et qui ressemble souvent au fou qui m’a grugé, un parent qu’ils
prétendent guéri de la lèpre, et qui est peut-être rongé jusqu’au cœur. Comment
faire la différence ? »
    Je m’attendais à ce que le Furet me contredise,
comme à son habitude. Il n’en fit rien. Il était silencieux, pensif, le front
plissé, et sa réponse se doubla d’une question :
    « Ce que tu dis est vrai. Que devons-nous
faire à présent ? »
    Curieuse, sa réaction. Du temps où Mariam n’était
pour lui que la sœur d’un ami, il n’hésitait pas à prendre les devants, passant
outre mes hésitations, en appelant par exemple à Astaghfirullah et provoquant
ainsi un judicieux scandale. Maintenant, il semblait moins sûr de lui, alors qu’il
était de nous deux le plus directement concerné par le sort de la prisonnière.
En effet, après m’avoir appris qu’il avait l’intention d’épouser ma sœur,
Haroun n’avait pas perdu de temps. Il avait guetté mon père dès son retour de
la campagne pour aller lui rendre visite, portant ses habits du vendredi, et
lui demander solennellement la main de Mariam. En d’autres circonstances,
Mohamed le peseur aurait estimé qu’un portefaix sans autre fortune que la bonne
réputation de sa corporation était un piètre parti. Mais Mariam était déjà dans
sa dix-neuvième année, un âge auquel, de toutes les habitantes de Fès, seules
quelques esclaves et quelques prostituées n’ont pas encore célébré leurs noces.
Haroun était un sauveteur inespéré, et n’était l’amour-propre mon père aurait
baisé les mains de cet héroïque fiancé. Quelques jours plus tard, le contrat de
mariage était écrit par deux notaires ; il prévoyait que le père de la
mariée verserait cent dinars à son futur gendre. Dès le lendemain, Warda alla
raconter la nouvelle à Mariam, qui, pour la première fois depuis son
internement, se remit à espérer et à sourire.
    Mais c’est Haroun qui perdit, du jour au
lendemain, toute jovialité, tout enjouement, toute espièglerie. Son front était
constamment soucieux. Ce soir-là, je compris enfin ce qui trottait dans la tête
de mon ami. Il insistait pour avoir mon avis.
    « Nous ne pouvons quand même pas laisser
Mariam indéfiniment chez les lépreux ! Puisque nos démarches n’ont servi à
rien, que suggères-tu de faire à présent ? »
    Je n’en savais rien, et ma réponse n’en fut que
plus rageuse :
    « Chaque fois que je pense à elle, victime
depuis quatre ans de la plus scélérate des injustices, j’ai envie de saisir le
Zerouali à la gorge et de l’étrangler, de même que son complice le cheikh des
lépreux. »
    Je joignis le geste à la parole. Haroun ne se
montra nullement impressionné : « Ta pierre est trop
grosse ! » Je ne saisissais pas. Il répéta, avec une pointe d’impatience
dans la voix :
    « Je te dis que ta pierre est trop grosse, beaucoup
trop grosse. Quand je suis dans la rue avec d’autres portefaix, je vois souvent
des gens qui crient, qui s’insultent, et créent un attroupement. Parfois l’un d’eux
ramasse une pierre. Si elle a la taille d’une prune ou d’une poire, il faut
retenir la main de cet homme, car il risque de blesser son adversaire jusqu’au
sang. Si, en revanche, il ramasse une pierre de la grosseur d’une pastèque,
alors on peut s’éloigner tranquillement, car cet homme n’a aucune intention de
la lancer ; il a seulement besoin de sentir un poids dans ses mains nues.
Menacer d’étrangler le Zerouali et le cheikh des lépreux, c’est une pierre
aussi grosse qu’un minaret, et si j’étais dans la rue, je serais parti

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