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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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engagé les meilleurs artisans, chargés d’exécuter
à la perfection chacun de mes coûteux désirs : plafonds en bois sculpté,
arcs revêtus de mosaïque, fontaines en marbre noir, sans égard pour la dépense.
Lorsqu’un chiffre, parfois, me faisait hésiter, mon poète était là pour
déclamer : « La sagesse, à vingt ans, c’est de n’être pas
sage. » Il est vrai que c’est dans mon or qu’il ciselait ses mots.
    Le jour où commencèrent les travaux fut l’un des
plus somptueux de ma vie. Au crépuscule, entouré d’une nuée de courtisans, je
partis déposer dans les fondations, aux quatre coins de la future construction,
de précieux talismans et des cheveux d’enfant, coupés soigneusement sur la tête
de ma fille ; j’étais subitement devenu sensible à la magie et aux
superstitions, et j’en étais le premier étonné. Sans doute est-ce lot des
hommes riches et puissants : conscients que leur fortune tient moins à
leurs mérites qu’à la chance, ils se mettent à courtiser celle-ci comme une
maîtresse et à la vénérer comme une idole.
    Toute la nuit, la maison de Khâli résonna au son d’un
orchestre andalou et frémit au pas feutré des danseuses, toutes des esclaves,
dont deux achetées pour l’occasion. À Hiba j’interdisais de danser, car depuis
Tombouctou je ne pouvais me résoudre à la laisser déployer devant d’autres un
charme si enivrant. Je la fis asseoir près de moi, sur le plus moelleux des
coussins, et l’entourai de mon bras ; Fatima était rentrée tôt dans sa
chambre, comme il est convenable.
    J’étais heureux de contempler Hiba joviale et
insouciante pour la première fois depuis des mois ; elle s’était sentie
humiliée à la naissance de ma fille, et une nuit, en entrant dans sa chambre,
je l’avais surprise essuyant une larme du bout de son écharpe ; quand j’avais
passé mes doigts dans sa chevelure, en lui caressant furtivement l’oreille,
elle m’avait écarté d’une main douce mais ferme, en murmurant d’une voix brisée
que je ne lui connaissais pas :
    « Dans mon pays, quand une femme est stérile,
elle n’attend pas que son homme la répudie ou la délaisse. Elle s’éloigne, se
cache et se fait oublier. »
    Je m’efforçai de prendre un ton enjoué, celui qu’elle-même
employait d’habitude :
    « Comment sais-tu que tu ne me donneras pas
un beau garçon au prochain ramadane ? »
    Elle ne sourit pas.
    « Dès avant ma puberté, le devin de ma tribu
avait dit que je ne serais jamais enceinte. Je ne l’avais pas cru, mais je suis
avec toi depuis cinq ans et tu as eu une enfant d’une autre. »
    À court d’argument, je l’avais attirée vers
moi ; elle s’était dégagée avec une grimace de douleur.
    « Accepterais-tu de m’affranchir ?
    — Pour moi, tu es une amante, pas une
esclave. Mais je ne voudrais pas que tu cesses de m’appartenir. »
    Je refermai mes mains sur ses poignets,
puissamment, comme des serres, pour attirer ses paumes, l’une après l’autre,
jusqu’à mes lèvres.
    « As-tu oublié notre nuit à Tombouctou, as-tu
oublié toutes nos nuits, et nos promesses de ne jamais nous
quitter ? »
    Un vent frais s’engouffra par la fenêtre ouverte,
éteignant d’un souffle le chandelier de bronze. Il faisait sombre, il faisait
triste, je ne voyais plus les yeux de Hiba. Sa voix m’arriva lointaine,
cahotante, comme si elle reproduisait quelque vieille complainte du
désert :
    « Souvent, les amants se tiennent par la main
et rêvent ensemble de leur bonheur à venir. Mais, aussi longtemps qu’ils
vivent, jamais leur bonheur ne sera plus grand qu’en cet instant où leurs mains
se nouent et leurs rêves se mélangent. »
    Cette nuit-là, elle avait fini par m’ouvrir les
bras. Par lassitude, par devoir, par souvenir, je ne sais. Mais elle n’avait
plus écarté de ses yeux un léger voile de tristesse.
    Aussi étais-je heureux de la voir rire à nouveau
et taper des mains aux sons de l’orchestre andalou. Au milieu du repas, mon
poète se leva pour déclamer, de mémoire, des vers composés en mon honneur. Dès
le premier hémistiche, mon palais était déjà l’Alhambra, et ses jardins l’Éden.
    « Puisses-tu y pénétrer, au jour béni de l’achèvement,
avec ton héritier assis sur tes épaules ! »
    Un frisson de Hiba parcourut soudain mon bras qui
l’envoûtait. Elle soupira à mon oreille :
    « Dieu, que j’aimerais te le donner, cet
héritier ! »
    Comme

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