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Léon l'Africain

Léon l'Africain

Titel: Léon l'Africain Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Amin Maalouf
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suffisamment meurtris pour chercher à se
venger. » Je dodeline de la tête comme si je me rendais à ses vues, avant
de demander : « Et les morts, est-il vrai qu’ils se comptent par
centaines ? » Percevant un accent frondeur ou ironique, le chancelier
ne dit plus rien, mais c’est le souverain lui-même qui prend le relais :
« Il n’y a, parmi les morts, qu’un petit nombre de cavaliers. Les autres
ne sont que des fantassins, des va-nu-pieds, des rustres, des bons-à-rien,
comme il en existe par centaines de mille dans mon royaume, bien plus que je n’en
pourrais jamais armer ! » Son ton oscille entre l’insouciance et la
jovialité. Sous quelque prétexte, je prends congé et quitte la tente. Dehors, à
la lueur d’une torche, des soldats sont rassemblés autour d’un cadavre qu’on
vient d’amener. En me voyant sortir, un vieux combattant à la barbe rougeoyante
s’approche de moi : « Dis au sultan de ne pas pleurer ceux qui sont
morts, car leur rétribution est assurée au jour du Jugement. » Ses larmes
coulent, sa voix s’étrangle brusquement : « Mon fils aîné vient de
mourir, et moi-même je suis prêt à le suivre au Paradis dès que mon maître l’ordonnera ! »
Il s’agrippe à mes manches, et ses mains crispées par le désespoir disent tout
autre chose que ses lèvres. Un garde vient avertir le soldat de ne pas
importuner le conseiller du sultan ; le vieil homme s’éclipse en
gémissant. Je rentre dans ma tente.
    Je devais partir quelques jours plus tard pour le
Sous, afin de retrouver Ahmed. Je l’avais déjà rencontré au début de l’année
pour lui transmettre le message de paix du sultan ; cette fois, le maître
de Fès voulait faire savoir au Boiteux que les Portugais avaient eu plus de
morts que nous, et que le souverain était sain et sauf, par la grâce du
Très-Haut. Quand je le rejoignis, le Boiteux venait de mettre le siège devant
Agadir, et ses hommes débordaient d’enthousiasme. Beaucoup étaient des
étudiants, venus de tous les coins du Maghreb, qui appelaient de leurs vœux le
martyre comme ils auraient langui pour une mystérieuse fiancée.
    Au bout de trois jours, la bataille faisait
toujours rage, et les esprits étaient échauffés par l’ivresse du sang, de la
vengeance, du sacrifice. Soudain, à la stupéfaction de tous, Ahmed ordonna de
lever le siège. Un jeune Oranais qui critiquait à voix haute l’ordre de
retraite fut décapité sur l’heure. Comme je m’étonnais de voir le Boiteux si
facilement découragé, si prompt à abandonner son entreprise, il haussa les
épaules :
    « Si tu veux te mêler de politique, négocier
avec des princes, tu dois apprendre à mépriser l’apparence des choses. »
    Son rire ricanant me rappela nos longues
conversations à la médersa. Comme nous étions seuls, sous une tente de
campagne, je l’interrogeai sans détour. Il prit le temps de m’expliquer :
    « Les habitants de cette région voulaient se
débarrasser des Portugais qui occupent Agadir et infestent toute la plaine
alentour, rendant impossible le travail des champs. Puisque le maître de Fès
est loin et que celui de Marrakech ne sort jamais de son palais, sauf pour sa
chasse hebdomadaire, ils ont choisi de faire appel à moi ; ils ont réuni
la somme nécessaire pour me permettre d’équiper cinq cents cavaliers, ainsi que
plusieurs milliers de fantassins. Je me devais donc de faire une tentative
contre Agadir, mais je ne souhaitais nullement m’en emparer, car j’aurais perdu
la moitié de mes troupes dans la bataille, et, plus grave encore, j’aurais été
contrait d’y fixer le reste de mon armée pendant des années pour la défendre
contre les assauts successifs des Portugais. J’ai mieux à faire aujourd’hui. C’est
tout le Maghreb qu’il me faut mobiliser, réunifier, par la ruse ou par la force
de mon sabre, pour la lutte contre l’envahisseur. »
    Je serrai les poings le plus fort possible, en me
répétant que je ne devrais pas répondre ; mais je n’avais pas la vingtaine
soumise.
    « Ainsi, dis-je en espaçant mes mots comme si
je cherchais seulement à comprendre, tu veux combattre les Portugais, mais ce n’est
pas contre eux que tu vas lancer tes troupes : ces hommes qui ont entendu
ton appel à la guerre sainte, tu en as besoin pour conquérir Fès, Meknès et
Marrakech ! »
    Sans s’arrêter à mes sarcasmes, Ahmed me prit par
les épaules :
    « Par Dieu, Hassan, tu ne sembles

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